
Tout esprit est doté d’un fond calme et impersonnel, dont la prise de conscience modifie le centre de gravité de la personne, qui cesse alors de s’identifier à ses passions. D’où la métaphore des fonds calmes et silencieux de l’océan, alors que la surface est agitée du déferlement des vagues, ou même par la tempête.
Si la sapience avait une forme descriptible, ce serait celle d’une transparence de l’esprit. Cette transparence a été comparée à un miroir vide. Vide, mais en lequel se reflètent les objets du monde extérieur – comme du monde intérieur. La sapience, déjà invisible par principe, est alors doublement cachée.
Si la sapience était connaissance, tout pratiquant devrait devenir philosophe, et étudier à fond les traités abscons des grands maîtres du passé. Ce n’est pas le cas. La sapience est donnée, la sapience est originaire, elle est naturelle [chin. 自然 ziran].
Que l’on soit dans l’activité du monde, ou dans un recueillement assis, la sapience est présente. La pleine lune éclaire le monde d’une lumière nocturne semblable au clair-obscur de la vision du méditant yeux mi-clos. Cieux de nuages : la lumière lunaire est invisible. Nuages passant : la lune se reflète sur les eaux. La prajnâ, dans l’action, ne se surajoute pas à l’acte ordinaire.
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Dans l’école zen en particulier, la sagesse bouddhique fait l’objet d’une transmission silencieuse. Son paradigme est la scène fondatrice du Mont des Vautours, au cours de laquelle le Bouddha Shakyamuni tourna la fleur d’Udumbara entre ses doigts, et la tendit à Mahakashyapa sans mot dire, lorsque celui-ci lui sourit. C’est aussi le fameux « silence tonitruant » du laïc Vimalakirti, en réponse à une question du bodhisattva Manjushrî sur la non-dualité. Enfin c’est le sourire de Libai dans le poème Réponse au sein des montagnes : « Vous me demandez pourquoi je vis dans les monts bleu-vert – je souris mais ne réponds point – fleurs de pêchers sur l’eau qui court – tout s’en va et s’efface… ».
Pourquoi ce silence ? Parce que de la prajnâ, on ne peut rien dire ! Sur ce sujet, dire c’est déjà trahir, altérer et polluer. En attester par des mots, c’est pourtant la gageure que nous allons tenter ici.
Né à Paris, en 1949, Antoine Marcel quitte la Sorbonne pour effectuer de longs séjours en Afrique, aux États-Unis et au Moyen-Orient, avec une prédilection pour l’Asie, et particulièrement pour la Chine, où il séjourne régulièrement. Retiré quelque part dans les causses, au Sud de la France, à la façon des ermites-lettrés de la Chine ancienne, il consacre désormais son temps à l’étude, à l’écriture, à la méditation zen et à la marche. Auteur de Carnet chinois et Traité de la cabane solitaire. Il est aussi pépiniériste, créateur de bonsaï et de jardins d’influence extrême-orientale (en 2002). – Ancien scaphandrier.
Antoine Marcel dans De la sapience: Ou sagesse transcendante, cœur du bouddhisme
Une pièce musicale de Llibre Vermell de Montserrat. Mariam Matrem Virginem. Jordi Savall
