Le curiste

Une feuille morte poussée par le vent à travers la fenêtre est venue se poser au bord du bassin. C’est une petite feuille tombée d’un arbre dont le nom ne me revient plus. Je la regarde attentivement, déchiffre les lignes de ses nervures et de ses veines, respire son odeur si particulière qui nous rappelle que nous ne sommes pas éternels. Nous tremblons face à la mort, et pourtant rien de beau n’existerait sans elle. Il est merveilleux de constater à quel point la beauté et la mort, le plaisir et l’éphémère représentent des principes indissociables, à quel point l’existence de l’un implique nécessairement celle de l’autre. En observant cette feuille, je sens tout à coup avec précision la frontière qui sépare la nature de l’esprit. Les fleurs sont éphémères et belles ; l’or est éternel mais il est ennuyeux. De la même manière, tout ce qui anime la vie de la nature est passager et magnifique, tandis que l’esprit est immuable et lassant.

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Pour exister, l’or doit se faire à la fois corps et âme. Non décidément, à cette heure tiède du matin, allongé entre un sablier et une feuille morte, je n’ai pas envie d’entendre parler de cet esprit que je suis tout à fait capable de vénérer en d’autres circonstances ; je désire être éphémère, je veux être enfant et fleur.

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Les hommes qui se préfèrent aux autres appartiennent à la catégorie des égoïstes, des cupides, des capitalistes et des bourgeois. Ils amassent de l’argent et concentrent toujours plus de pouvoir, mais ils ne connaissent pas le véritable bonheur ; les joies de l’âme les plus raffinées et les plus délicieuses leur restent interdites.

Certains par contre préfèrent les autres à eux-mêmes. Ce sont de pauvres diables qui sont écrasés par un sentiment d’infériorité et qui cherchent à aimer tout le monde. Ils sont plein de rancune envers leur propre personne, ils se torturent l’esprit et vivent un véritable enfer qu’ils entretiennent eux-mêmes jour après jour.

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…je serai guéri de mes craintes, car la réalité est toujours bien plus inoffensive que ce qu’on imagine dans nos rêves angoissés.

Hermann Hesse (1877-1962) est un romancier allemand naturalisé suisse. Il a fait une œuvre majeure qui explore des voies humaines incontournables.

Hermann Hesse dans Le curiste

Une pièce musicale de Chet Baker – Autumn Leaves