Entretien des motocyclettes

Le passé n’existe que dans nos souvenirs, le futur n’existe que dans nos projets. Le présent est notre seule réalité. L’arbre dont on prend intellectuellement conscience, à cause de ce bref laps de temps, est toujours situé dans le passé. Il est donc toujours irréel. Tout objet conçu intellectuellement est toujours situé dans le passé – et, par conséquent, irréel. La réalité n’est que l’instant de la vision qui précède la conscience. Il n’y a pas d’autre réalité. Cette réalité préintellectuelle n’est autre que la Qualité. Phèdre sentait qu’il avait touché juste en la définissant ainsi Puisque tous les objets identifiables par l’intelligence émergent nécessairement de cette réalité préintellectuelle, la Qualité est la source et l’origine de tout sujet et de tout objet.

Phèdre se disait que, si les intellectuels ont en général beaucoup de mal à comprendre ce que c’est que la Qualité, c’est qu’ils se dépêchent de donner à toutes choses une forme intellectuelle.

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Reparlons un peu du couteau de Phèdre. Chacun de nous, comme lui, manie ce couteau, pour diviser le monde en éléments et rebâtir une structure. A chaque instant, nous éprouvons des millions de sensations diverses, dont nous sommes plus ou moins conscients/ des collines brûlées, le bruit du moteur, les vibrations de la machine; chaque rocher, chaque plante, les barrières, les détritus au bord de la route. Nous percevons tout cela, mais nous n’en prenons pas vraiment conscience, sauf si nous avons à réagir à une sollicitation inhabituelle. Nous ne pouvons prendre conscience de tout ce qui est, notre esprit serait surchargé de détails inutiles, cela rendrait toute pensée impossible. Nous devons trier parmi nos perceptions, et le résultat de ce tri que nous appelons « conscience » n’est jamais identique à nos perceptions: parce que en triant nous modifions le réel. Nous prélevons une poignée de sable dans le paysage infini qui nous entoure – et nous la baptisons: monde. C’est sur ce monde que nous appliquons le processus de discrimination. Nous divisons le sable en petits tas: l’ici et l’ailleurs, le blanc et le noir – l’hier et l’aujourd’hui.

Notre poignée de sable semble uniforme – mais plus nous la regardons, plus elle apparaît diverse. Chaque grain est différent des autres.

Robert Maynard Pirsig (1928-2017) est un philosophe et écrivain américain.

Robert M.Pirsig dans Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes

Une pièce musicale de Japanese Zen Samurai Music | 尺八 Shakuhachi flute | Rodrigo Rodriguez