De l’être au vivre

Peinture de Claude Théberge

Il vient un temps dans son travail – un moment de la vie peut-être? – où il convient de commencer de nouer entre eux les divers fils ; ou, disons, de faire le tour de son chantier. Comme le jardinier fait le tour de son jardin, y considère ce qui pousse, ce qui a pris et ce qui n’a pas pris, dans quel état sont ses plants, quel terrain il faudra retravailler, là où il convient d’arracher et de repiquer, et, finalement, quelle tournure d’ensemble tout cela prend.

Pour un chantier philosophique, il s’agira de dresse l’état de ses concepts et de voir à quoi ils pourront bien servir.

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Car penser en termes de propension, et non plus de causalité, n’est pas seulement quitter un régime d’explication pour un régime d’implication, ou bien passer d’une raison externe à une raison interne, celle-ci s’entendant comme immanence ; mais fait basculer, plus largement, de la clarté par « découpage » (des éléments) et découplage (des opposés), celle de l’Être et de sa construction, dans la logique à la fois continue et corrélée et, comme telle, indéfiniment intriquée des processus. Car il faut comprendre que le processuel est à séparer radicalement de ce que nous avons conçu traditionnellement sous la figure du « devenir », celui-ci étant entendu toujours à l’ombre de l’Être et comme sa dérivation ou perdition. Soit, en effet, le devenir était dégénérescence, en proie à sa corruption, l’Être sombrant du repos de l’identité dans le mouvement temporel ; soit, au contraire, il était, comme « puissance », dunamis, tendu vers une fin et aspirant à sa réalisation (l’energeia d’Aristote). Mais propension fait signe vers un déploiement qui n’est entraîné par aucune déperdition ni n’est marqué non plus d’une vocation : qui est porté de l’avant, non vers l’avant (le « vers », zu, de l’accomplissement et de la destination), tant il est vrai que c’est seulement la façon dont la situation est encline à « pencher » qui l’oriente et induit son prolongement, produit son renouvellement.

François Jullien dans De l’être au vivre

Une pièce musicale de Yo-Yo Ma – Bach: Cello Suite No. 1 in G Major, Prélude