La servitude

Il était une fois un vieux moine qui avait élu domicile au sommet d’un arbre. Par goût de la simplicité, il s’était bâti une installation que l’on jugeait précaire et passait le plus clair de son temps à méditer. Les villageois des alentours le vénéraient et lui apportaient chaque jour des offrandes de nourriture, qu’ils déposaient dans un panier au pied de l’arbre. De temps à autre, le maître hissait le panier à l’aide d’une corde reliée à sa frêle demeure. Dans le village tout proche, on pouvait entendre les uns et les autres polémiquer sur les risques de chute du vieux maître, qui s’était pourtant installé là des années auparavant.

Un négociant ambulant réputé, qui était de passage dans la région, entendit parler du moine. Très préoccupé par toutes sortes d’affaires et en piètre santé à force de courir le monde, il décida de rendre visite au maître et de lui présenter une offrande. Il espérait ainsi s’accumuler des mérites afin de recevoir la bénédiction des dieux pour sa guérison et son commerce. Lorsqu’il arriva au pied de l’arbre, le vieux maître était silencieux, profondément absorbé par sa pratique. Les yeux mi-clos, assis en lotus sur sa petite plateforme perchée, il avait le dos bien droit et les mains posées l’une dans l’autre. Sa pratique dégageait une grande sérénité, bien que le balancement doux et régulier de l’arbre, dans un léger grincement, fût immédiatement un sujet d’inquiétude pour le commerçant.

Rempli d’ardeur et de peurs, de désirs et d’aversions, d’ambitions et de répugnances, le marchand s’adressa au moine en ces termes : « Prenez garde à vous, vieux maître. Votre situation est très dangereuse. Vous pourriez tomber de cet arbre et vous rompre le cou ! » Il ne reçut, pour seule réponse, qu’un long silence. Le maître n’avait pas bougé d’un poil et continuait tout simplement sa pratique. Après un temps qui parut une éternité au commerçant, ce dernier, déçu, se leva pour retourner à ses affaires. C’est à ce moment-là que le moine lui adressa ces paroles : « Mon cher ami, vous êtes un marchand. Je peux d’ici ressentir votre esprit agité et tourmenté. Je perçois également votre corps qui souffre des excès de la vie que vous menez. Vous vivez sous l’emprise des passions. Ce sont vos émotions qui déterminent vos actions. De nous deux, si quelqu’un court un grand danger ici, c’est bien vous. »

À l’instant même, le négociant eut conscience de sa servitude. Il entrevit le choix qui s’offrait à lui de mener sa vie comme il l’avait fait jusqu’ici ou de changer quelque chose. « Maître, demanda-t-il alors humblement, que dois-je faire pour devenir libre ? » Le moine répondit : « Pratiquez ce qui est juste et cherchez sans cesse votre vrai visage. » Puis, le vieil homme retourna dans le silence.

Jean-Marc Terrel dans L’art de vivre en pleine conscience

Une pièce musicale de Ólafur Arnalds – Saudade (When We Are Born)