Logique du sens

Bien sûr, beaucoup de choses se sont passées, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur : la guerre, le krach financier, un certain vieillissement, la dépression, la maladie, la fuite du talent. Mais tous ces accidents bruyants ont déjà leurs effets sur le coup ; et ils ne seraient pas suffisants par eux-mêmes s’ils ne creusaient, n’approfondissaient quelque chose d’une tout autre nature, et qui, au contraire, n’est révélé par eux qu’à distance et quand il est trop tard : la fêlure silencieuse. « Pourquoi avons-nous perdu la paix, l’amour, la santé, l’un après l’autre ? » Il y avait une fêlure silencieuse, imperceptible, à la surface, unique événement de surface comme suspendu sur soi-même, planant sur soi, survolant son propre champ.

La vraie différence n’est pas entre l’intérieur et l’extérieur. La fêlure n’est ni intérieure ni extérieure, elle est à la frontière, insensible, incorporelle, idéelle. 

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Tout ce qui arrive de bruyant arrive au bord de la fêlure et ne serait rien sans elle ; inversement, la fêlure ne poursuit son chemin silencieux, ne change sa direction suivant des lignes de moindre résistance, n’étend sa toile que sous le coup de ce qui arrive. Jusqu’au moment où les deux, où le bruit et le silence s’épousent étroitement, continuellement, dans le craquement et l’éclatement de la fin qui signifient maintenant que tout le jeu de la fêlure s’est incarné dans la profondeur du corps, en même temps que le travail de l’intérieur et de l’extérieur en a distendu les bords.

Gilles Deleuze dans Logique du sens

Une pièce musicale de Astor Piazzolla – La fêlure