Moïshé

Moïshé, le porteur d’eau, est pauvre, mais qu’importe. Il pleut sur son chemin, son cœur est tout soleil, il marche vers Lublin où l’attend, il le sait, le bien-aimé rabbin de cette grande ville. Cet homme rare, chaque automne, l’invite à fêter avec lui le premier jour de l’année juive. Sou par sou, dans sa tirelire, il a patiemment épargné l’argent nécessaire au voyage, et sous ses pas, ce matin-là, voici la cité tant rêvée, ses fontaines, ses rues pavées, sa chère synagogue, enfin. Il frappe au portail, son cœur danse. Son ami le rabbin apparaît sur le seuil. Les bras ouverts ? Le rire aux yeux ? Hélas, surprise insupportable.

– Va-t’en, Moïshé, rentre chez toi. Ta présence ici me fait peine. Ouste ! Je ne veux plus te voir !

Claquement sec au nez du voyageur pantois, effondrement du ciel, du monde. Moïshé ne voit plus que brouillard. Il veut parler, il balbutie. Il reste un long moment la mâchoire pendante à chercher son esprit dans le flou alentour, puis que faire ? Il s’en va, titubant, le dos courbe.

À la nuit tombée une auberge sort de l’ombre au bord du chemin. Il pousse la porte, éreinté. Dès l’entrée il est accueilli par des chants, des rires, des danses dans les lueurs dorées des lampes, des bougies. Une troupe de pèlerins laisse aller sa joie innocente. Ils sont en route pour Lublin où ils vont fêter l’an nouveau. Moïshé s’assoit dans un coin sombre. Il a l’air perdu. Quelques-uns s’approchent.

– Tu sembles bien triste, l’ami. Quel chagrin te ronge les sangs ?

L’autre répond, la tête basse :

– Le rabbin de Lublin, mon ami de toujours, m’a interdit la synagogue, je ne sais même pas pourquoi.

Et dans un sanglot lamentable :

– Une veille de jour de l’an, la plus belle fête du monde !

Les hommes se taisent un moment, puis l’un d’eux, le verre haut levé :

– Oublie ton chagrin, compagnon ! À la vie ! Elle nous veut contents !

Un autre, lui servant à boire :

– Que cette année soit ton amie !

– Qu’elle te soit un régal d’orange !

– Qu’elle te soit un rire d’amour !

– À la vie, Moïshé, à la vie !

Et tous dans leurs danses l’entraînent, dans leurs chansons offertes au ciel, dans leur amitié débridée, avec une telle ferveur que la tristesse du perdu quitte son corps et se défait comme la brume au soleil neuf. Il chante aussi, il bat des mains, il rit, tournoie jusqu’au vertige, festoie jusqu’au lever du jour. Alors les pèlerins sortent dans le matin.

– Moïshé, viens avec nous, monte dans la carriole ! Le rabbin, si tu as péché, te pardonnera, c’est un sage !

On l’entoure, on le pousse, il grimpe. Bref, il s’en retourne à Lublin.

Les voici parvenus devant la synagogue. Le rabbin est là, sur le seuil. Il voit Moïshé tenter de cacher son visage. Il accourt à lui, les mains hautes. Il dit :

– Te voilà revenu ! Oh, jour béni, tant espéré ! Donne-moi la main, que je t’aide à descendre de ce chariot. Tu ne peux savoir quel plaisir tu fais à ma vieillesse inquiète. Quand je t’ai vu paraître, hier, sais-tu bien qui t’accompagnait ? L’ombre de l’ange de la mort ! Je t’ai donc renvoyé chez toi afin que tu vives, tranquille, tes derniers jours dans ta maison, avec ta femme et tes enfants. Mais voici qu’en chemin te sont venus ces gens, cette troupe de pèlerins qui ont chanté pour ton bonheur d’un cœur si joyeux et puissant que l’ange noir, découragé, a pris son manteau et bonsoir ! Tu as fait, cette belle nuit, une fameuse découverte. Seule la joie effraie la mort, elle est le soleil de la vie. Ne l’oublie jamais, mon ami !

Henri Gougaud (1936-2024) est écrivain, auteur de chansons, homme de radio, poète, chanteur français mais aussi occitan, pionnier du renouveau des contes. Et si les contes nous étaient aussi nécessaires que les arbres, les sources, les herbes, les maisons ? Ils nous accompagnent depuis que nous savons parler. Et que nous disent-ils, dans ce siècle bancal où nous devons réinventer notre façon de vivre ensemble ?

Henri Gougaud dans Contes impatients d’être vécus

Une pièce musicale de David Clavijo ~ Metamorphosis