
Grandir – nous ne voyons pas grandir : les arbres, les enfants. Seulement, un jour, quand on les revoit, on est surpris de ce que le tronc est devenu déjà si massif ou de ce que l’enfant désormais nous vient à l’épaule. Vieillir : nous ne nous voyons pas vieillir. Non seulement parce que nous vieillissons sans cesse et que ce vieillissement est trop progressif et continu pour saillir à la vue ; mais également parce que c’est tout en nous qui vieillit. Tout : non seulement les cheveux blanchissent, mais aussi les cernes se creusent, les traits s’empâtent, les formes s’alourdissent et le visage devient « de plâtre ». Et aussi : le teint vire, la peau se gerce, à la fois la chair s’affaisse et se rétracte, etc. – je passe. Il y a si longtemps que, avec ironie ou pitié, dans toutes les littératures du monde, on le décrit ; et aussi, si longue que soit l’énumération, elle ne s’approchera jamais de ce tout. « Tout », c’est-à-dire que rien n’échappe : le regard vieillit et le sourire et le timbre de la voix et le geste de la main – tout s’infléchit et notre « port », bien sûr, avec ses semelles de plomb, dit Proust, qui s’attachent aux pieds.
Or, parce que c’est tout qui se modifie, que rien n’en est isolable, ce manifeste en devenir, et même étalé sous nos yeux, ne se voit pas. Peut-être a-t-on bien repéré, un matin, sur la tempe, quelques cheveux blancs avant-coureurs ; mais ils ne sont là, somme toute, qu’anecdotiques. Car ce ne sont pas des cheveux blancs qui font qu’on aura l’air vieux et qu’un jour des gens se lèvent pour vous céder la place dans l’autobus. Non, c’est l’« air », c’est-à-dire c’est tout, c’est partout… Ceux qui se fient à la chirurgie esthétique n’en savent-ils pas quelque chose ? En réparant le vieillissement ici, au coin des yeux, sur leur visage, ils le rendent plus criant, par contraste, dans leur dos voûté ou le timbre défraîchi de leur voix. Somme toute, ces quelques cheveux blancs de plus ne sont qu’un indice accidentel, un peu plus saillant, de la « transformation silencieuse » qu’on ne voit pas s’opérer.
« Silencieux » est plus juste, en effet, qu’invisible, à cet égard, ou plutôt en dit plus. Car non seulement cette transformation en cours, on ne la perçoit pas, mais elle s’opère elle-même sans crier gare, sans alerter, « en silence » : sans se faire remarquer et comme indépendamment de nous ; sans vouloir nous déranger, dirait-on, alors même que c’est en nous qu’elle fait son chemin jusqu’à nous détruire. Puis on tombe, un jour, sur une photographie d’il y a vingt ans et le trouble dont on est saisi soudain est irrépressible. Le regard scrutateur s’engloutit dans la question : comment serait-ce moi ce visage ? Ce n’est pas « moi » – mais alors quel autre que moi ? Certes, je me reconnais peu à peu, en recomposant patiemment les traits, mais de façon seulement allusive et tellement étranger : sous ce regard perplexe, « moi » se défait.
François Jullien (1951- ) est un philosophe et sinologue français.
François Jullien dans Les transformations silencieuses
Une pièce musicale de Maurice Ravel – Bolero
