La nuit du coeur

Il n’y a que des miracles dans cette vie, et notre aveuglement en est un, le plus grand. Dans cette librairie à Paris, j’ai regardé les visages et j’ai soudain compris que nous vivions tous à bas rythme, et j’ai vu que si nous vivions vraiment la librairie aurait été en feu, incendiée de visages pareils à des soleils.

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Ce n’est pas moi qui voit les choses. Ce sont les choses qui me donnent leurs yeux. Les images pures, personne ne les invente. L’âme de l’arbre se sépare un instant de l’arbre, vient sur la page, écrit le poème sur l’arbre et signe Ronsard.

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Il n’existe pas d’ « intelligence » artificielle. La racine de l’intelligence, son centre invisible à partir de quoi tout rayonne, c’est l’amour. On n’a jamais vu et on ne verra jamais d’ « amour artificiel ».

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Un arbre s’est arraché un bras pour donner une porte à l’abbatiale. Une montagne ou une carrière ont donné des vertèbres pour que naissent les piliers. Le sable des rivières s’est dépouillé de sa blondeur pour colorer les murs. Des abeilles ont travaillé sans salaire pour qu’il y ait des bougies. La grâce est le fruit de milliers d’effacements.

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Il n’y a pas d’autre raison de vivre que de regarder, de tous ses yeux et de toute son enfance, cette vie qui passe et nous ignore.

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Quelque chose nous parle, et nous n’entendons rien.

C’est trop loin. Cela vient de trop haut ou de trop bas.

Les couleurs des fleurs, les yeux des rivières, les allusions des vitraux de Conques : autant de postillons d’une salive divine.

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Il faut ouvrir une porte là oú il n’y en a pas, puis laisser entrer le silence qui est le seul vrai Dieu.

Christian Bobin (1951-2022) est un écrivain et poète français. Il est particulièrement connu pour son style d’écriture poétique et méditatif, qui explore souvent des thèmes tels que la nature, l’amour, la beauté, et la spiritualité.

Christian Bobin dans La nuit du cœur

Une pièce musicale Adagio Re minor BWV 974 de Johann Sebastian Bach