Journal à 4 mains

L’homme n’a qu’un destin. La femme en a trois, contradictoires. La mère empiète fatalement sur la femme, au sens conjugal, et toutes les deux pèsent lourdement sur une réalisation professionnelle éventuelle. Une femme doit se construire neuf fois sur dix sur un renoncement à une partie d’elle-même, à une partie de ce que lui offrait la vie.

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Les hommes se choisissent un avenir et mettent ensuite une femme dedans; les femmes se choisissent un homme et elles arrangent l’avenir autour, comme elles peuvent.

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Vichy vient de décider que les femmes ne seraient plus des individus complets et doués de libre arbitre : il les renvoie au grand anonymat des besognes ménagères. Il sera désormais interdit d’embaucher une femme mariée dans les administrations publiques ! Elle sera interdite aux femmes et aux chiens. Nous sommes les juifs des sexes.

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J’ai déjà un grief contre cet homme en question, ton Andrew: ce n’est pas à moi qu’il est venu demander ta main.

Et pourtant, c’est moi qui l’avais, cette main, depuis vingt ans, dans la mienne.

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Benoîte, je t’aime pour toi-même, avec ta tête et tes pensées d’aujourd’hui. Mais je t’aime surtout, il me faut 1’avouer, parce que tu as voyagé avec moi à travers mon enfance. Tu es une pièce maîtresse, un des mots clés de mon passé. Je te retrouve à tous les coins de mon souvenir. Tu n’as pas besoin d’avoir de mémoire, j’en ai pour toi : je suis la bibliothécaire, la trésorière de notre enfance. Et tu me crois sur parole, n’est-ce pas, quand je te raconte ce que tu as été ?

Si je ne prends pas garde, je vais me retrouver un jour comme une vieille petite fille fanée qui aura sauté les étapes et chanté toute sa vie la même ritournelle.

Allons, enfance ! Allons, jeunesse ! J’ouvre la porte de la cage.

Mais, encore un instant, Monsieur le Temps, encore un instant : laissez-moi relire ce journal.

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En mai 1940, une brune et une blonde, au 44 de la rue Vaneau. La brune, c’est Benoîte Groult, la blonde, sa sœur Flora, de quatre ans sa cadette. De 1940 à 1945, de la  » drôle de guerre  » jusqu’à la Libération, ces deux adolescentes tiennent un journal à quatre mains. Une traversée des années noires où le regard convenu de deux jeunes filles rangées s’ouvre à une tout autre réalité, celle du marché noir et des rafles, de la répression et de la TSF clandestine.

Mais aussi au vent nouveau qui commence à souffler, à la vie nocturne et aux premières amours. Un témoignage d’une sensibilité unique sur la France occupée.

Benoîte Groult et Flora Groult dans Journal à quatre mains

Une pièce musicale de Wim Mertens – 4 mains