Caravane de rêves

« Les gens raisonnables voient toujours les choses de la même façon, dit un jour à Nasrudin le khan de Samarcande.

— C’est ça l’ennui avec les gens “raisonnables”, réplique Nasrudin. Dans le lot il y en a toujours au moins quelques-uns qui ne voient qu’une possibilité là où il y en a deux. »

Le khan fait appeler les théologiens et les philosophes, et leur demande d’expliquer.

« Nasrudin dit des absurdités », prononcent-ils.

Le lendemain, Nasrudin traverse la ville à dos d’âne, face à la croupe de l’animal.

Il entre au palais où siège le khan, entouré de ses conseillers :

« Sa Majesté voudrait-elle avoir l’obligeance de demander à ces gens ce qu’ils ont sous les yeux ? »

Le khan pose la question. Tous de répondre : « Un homme monté sur un âne sens devant derrière !

— Voilà où je voulais en venir ! s’écrie le Mulla. Le problème avec eux, c’est qu’ils ne peuvent envisager les choses sous un autre angle : la possibilité que je sois, moi Nasrudin, correctement assis, et que l’âne, lui, soit dans le mauvais sens. »

*

Nasrudin s’arrête dans un village, à cent lieues de chez lui. Sa réputation de grand maître l’y a de toute évidence précédé. Les villageois se rassemblent aussitôt. Leur porte-parole s’avance vers lui :

« Enseigne-nous la sagesse, grand Nasrudin.

— D’accord ! dit Nasrudin, mais laissez-moi au préalable vous faire une utile suggestion. N’aimeriez-vous pas voir disparaître cette vilaine colline qui fait face au village, et profiter ainsi de la fraîcheur de la brise dont elle vous prive ? »

La proposition ravit les villageois.

« Alors, dit Nasrudin, apportez-moi une corde assez longue pour faire le tour de la colline, et comptez une bonne longueur en plus ! »

Ils mettent plusieurs mois à tisser la corde et l’apportent au Mulla.

« Maintenant, enserrez la colline avec la corde, soulevez-la et posez-la sur mon dos, que je puisse l’emporter, leur dit-il.

— Mais c’est ridicule ! s’écrient les villageois, comment peut-on soulever une colline ?

— Comment pourrai-je l’emporter si vous ne la soulevez pas ? Nous nous trouvons devant le même problème quand vous me demandez de vous transmettre ma sagesse. »

Idries Shah dans Caravane de rêves

Une pièce musicale de Duke Ellington interprétée par Thelonious Monk – Caravan