Le Pain

Il était un jour un voleur au cœur de loup, brutal, rusé, intelligent, prompt à la course, bref un maître en truanderie qui souffrait d’un grave défaut, du moins pour les gens de sa sorte, il était sans cesse attiré plus loin que le prochain magot, le prochain marchand détroussé ou la prochaine caravane prise à ses pièges carnassiers. Il cherchait autre chose. Quoi ? Il ne savait dire. Un miracle, un trésor peut-être, un Graal, une lumière indiscutable, un impossible apaisement. Il en souffrait. Il ignorait d’où venait sa mélancolie, et donc il vivait avec elle comme avec ces amours pesants qui parfois embarrassent l’âme. Un soir, en quête d’une proie, à pas légers il pénétra dans une maison sans défense. Elle était silencieuse, obscure, apparemment inhabitée. Coup d’œil aigu dans la pénombre. Meubles rares, volets mi-clos. Au milieu de la table, rien, sauf un pain à la croûte ronde. Et comme il lui venait devant, ce pain soudain lui dit :

– Mon frère, que cherches-tu exactement ?

Le voleur bondit en arrière, tourna partout ses yeux inquiets.

– Qui a parlé ? dit-il.

 – C’est moi. Ne voulais-tu pas un miracle ?

– J’espérais, mais tu me surprends.

– Je vois clair dans ton âme triste. Tes voleries accumulées sont des provisions enviées mais assurément immangeables. Tu voudrais découvrir enfin quelque chose que rien n’abîme, savoir ce que sait la musique, aimer comme je sais aimer. L’autre sourit, moqueur, amer.

– Aimes-tu ceux qui te dévorent ?

– Qui n’aime pas ne peut nourrir. Veux-tu mon pouvoir ?

-Certes oui. Ce qui m’enrichit m’intéresse.

– Sache que tu devras passer par le chemin qui fut le mien.

 Le voleur s’assit, s’attabla, et dit au pain :

– Raconte-moi.

– Que l’oreille du cœur écoute ! Quoi que je dise, ne crains pas. Je fus d’abord, un jour d’automne, enfoui dans la terre des morts. J’ai pourri. J’ai dormi longtemps. Quelque chose en moi a germé. Je me suis senti renaissant. Alors m’est venu un désir, un élan, un rêve de ciel, une famine de lumière. Mais la nuit où je m’efforçais était si lourde, si glacée ! Tout me disait : « Quelle folie ! Comment un être aussi chétif pourrait-il trouer ces ténèbres ? Ne sont-elles pas infinies ? A-t-on la preuve qu’il fait jour, quelque part, dans cet univers ? » Cent fois j’ai voulu renoncer. Cent fois la rage m’a repris. Comment ai-je fait ? Je ne sais. Un matin, un brin d’herbe est né. C’était moi, vivant, ébloui, convaincu d’être parvenu au paradis des grains de blé. L’air bleu, le soleil, les oiseaux, la liberté, quelle merveille ! J’ai pensé : « Dieu me tend la main, il m’a vu, il m’accueille enfin !» Je me suis encore élevé, je me suis offert aux averses, aux nuées, aux souffles des vents. J’ai connu cette fierté d’être qui fait croire à l’éternité. Vinrent les premiers jours d’été, l’armée terrée des moissonneurs, l’inutilité des prières et l’apocalypse des faux. Je fus lié, battu, broyé, réduit en poudre sous la meule, noyé, pétri, jeté au four, enfin tiré par mon bourreau hors des braises de cet enfer. C’est ainsi et pas autrement que je me suis fait nourrissant. J’ai ce pouvoir incomparable de donner ma force aux vivants. Le veux-tu, dis, voleur de riens ?

 – Non, garde-le, répondit l’homme. Je préfère cent fois rester avec mes questions sans réponse et mes effrois d’enfant perdu. Aimer est trop rude. Salut.

Henri Gougaud dans Contes des sages soufis

Une pièce musicale de Sufi Lounge – Sufi Love