
Quand aucune catastrophe ne survient, on avance sans se retourner, on fixe la ligne d’horizon, droit devant. Quand un drame surgit, on rebrousse chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l’origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient le spécialiste du cause à effet. On traque, on dissèque, on autopsie. On veut tout savoir de la nature humaine, des ressorts intimes et collectifs qui font que ce qui arrive, arrive. Sociologue, flic ou écrivain, on ne sait plus, on délire, on veut comprendre comment on devient un chiffre dans des statistiques, une virgule dans le grand tout. Alors qu’on se croyait unique et immortel.
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Je reviens sur la litanie des « si » qui m’a obsédée pendant toutes ses années. Et qui a fait de mon existence une réalité au conditionnel passé.
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Si je n’avais pas voulu vendre l’appartement.
Si je ne m’étais pas entêtée à visiter cette maison.
Si mon grand-père ne s’était pas suicidé au moment où nous avions besoin d’argent.
Si nous n’avions pas eu les clés de la maison à l’avance.
Si ma mère n’avait pas appelé mon frère pour lui dire que nous avions un garage.
Si mon frère n’y avait pas garé sa moto pendant sa semaine de vacances.
Si j’avais accepté que notre fils parte en vacances avec mon frère.
Si je n’avais pas changé la date de mon déplacement chez mon éditeur à Paris.
Si j’avais téléphoné à Claude le 21 juin au soir comme j’aurais dû le faire au lieu d’écouter Hélène me raconter sa nouvelle histoire d’amour.
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Si rien n’était arrivé, je n’aurais pas interrogé cette manie que nous avons, nous autres qui travaillons, de quitter le bureau à la dernière minute, laissant au hasard le soin de faire des miracles, et de nous donner à vivre des heures pleines, tendues, palpitantes, les yeux rivés sur le cadran de nos montres. Je me souviens de la radio que j’écoutais dans la voiture et de l’horreur quand j’entendais le rappel de l’heure, je n’étais que sur la bretelle de sortie du périphérique alors que l’institutrice libérait sa classe, je restais coincée derrière une camionnette alors que les élèves avaient déjà enfilé leurs anoraks, je roulais au pas alors qu’ils avaient déjà traversé la cour. Je découvrais une longue file d’attente au feu alors que mon fils devait me guetter devant l’école. Je me souviens comme ça passait, de justesse, mais ça passait. Ouf
Brigitte Giraud (1966- ) est une écrivaine française, auteure de romans et de nouvelles. Le 3 novembre 2022, elle obtient le prix Goncourt 2022, avec son récit « Vivre vite », qui revient sur l’accident de moto qui a emporté son mari, en 1999, à l’âge de 41 ans.
Brigitte Giraud dans Vivre vite
Une pièce musicale de Pierre Lapointe – Plus vite que ton corps
Les paroles sur https://www.paroles.net/pierre-lapointe/paroles-plus-vite-que-ton-corps
