René Guénon tirée du texte Le Règne de la quantité et les signes des temps

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René Guénon  tirée du texte Le Règne de la quantité et les signes des temps

…en effet, dans le symbolisme biblique, Caïn est représenté avant tout comme agriculteur, Abel comme pasteur, et ils sont ainsi les types des deux sortes de peuples qui ont existé dès les origines de la présente humanité, ou du moins dès qu’il s’y est produit une première différenciation : les sédentaires, adonnés à la culture de la terre ; les nomades, à l’élevage des troupeaux.

Ce sont là, il faut y insister, les occupations essentielles et primordiales de ces deux types humains ; le reste n’est qu’accidentel, dérivé ou surajouté, et parler de peuples chasseurs ou pêcheurs, par exemple, comme le font communément les ethnologues modernes, c’est ou prendre l’accidentel pour l’essentiel, ou se référer uniquement à des cas plus ou moins tardifs d’anomalie et de dégénérescence, comme on peut en rencontrer en fait chez certains sauvages (et les peuples principalement commerçants ou industriels de l’Occident moderne ne sont d’ailleurs pas moins anormaux, quoique d’une autre façon).

Chacune de ces deux catégories avait naturellement sa loi traditionnelle propre, différente de celle de l’autre, et adaptée à son genre de vie et à la nature de ses occupations ; cette différence se manifestait notamment dans les rites sacrificiels, d’où la mention spéciale qui est faite des offrandes végétales de Caïn et des offrandes animales d’Abel dans le récit de la Genèse. Puisque nous faisons plus particulièrement appel ici au symbolisme biblique, il est bon de remarquer tout de suite, à ce propos, que la Thora hébraïque se rattache proprement au type de la loi des peuples nomades : de là la façon dont est présentée l’histoire de Caïn et d’Abel qui, au point de vue des peuples sédentaires, apparaîtrait sous un autre jour et serait susceptible d’une autre interprétation ; mais d’ailleurs, bien entendu, les aspects correspondant à ces deux points de vue sont inclus l’un et l’autre dans son sens profond, et ce n’est là en somme qu’une application du double sens des symboles, application à laquelle nous avons du reste fait une allusion partielle à propos de la « solidification », puisque cette question, comme on le verra peut-être mieux encore par la suite, se lie étroitement au symbolisme du meurtre d’Abel par Caïn.

Du caractère spécial de la tradition hébraïque vient aussi la réprobation qui y est attachée à certains arts ou à certains métiers qui conviennent proprement aux sédentaires, et notamment à tout ce qui se rapporte à la construction d’habitations fixes ; du moins en fut-il effectivement ainsi jusqu’à l’époque où précisément Israël cessa d’être nomade, tout au moins pour plusieurs siècles, c’est-à-dire jusqu’au temps de David et de Salomon et l’on sait que pour construire le Temple de Jérusalem il fallut encore faire appel à des ouvriers étrangers.

Ce sont naturellement les peuples agriculteurs qui, par là même qu’ils sont sédentaires, en viennent tôt ou tard à construire des villes ; et en fait, il est dit que la première ville fut fondée par Caïn lui-même ; cette fondation n’a d’ailleurs lieu que bien après qu’il a été fait mention de ses occupations agricoles, ce qui montre bien qu’il y a là comme deux phases successives dans le « sédentarisme », la seconde représentant, par rapport à la première, un degré plus accentué de fixité et de «resserrement» spatial. D’une façon générale, les œuvres des peuples sédentaires sont, pourrait-on dire, des œuvres du temps : fixés dans l’espace à un domaine strictement délimité, ils développent leur activité dans une continuité temporelle qui leur apparaît comme indéfinie.

Par contre, les peuples nomades et pasteurs n’édifient rien de durable, et ne travaillent pas en vue d’un avenir qui leur échappe ; mais ils ont devant eux l’espace qui ne leur oppose aucune limitation mais leur ouvre au contraire constamment de nouvelles possibilités. On retrouve ainsi la correspondance des principes cosmiques auxquels se rapporte, dans un autre ordre, le symbolisme de Caïn et d’Abel : le principe de compression, représenté par le temps ; le principe d’expansion, par l’espace. À vrai dire, l’un et l’autre de ces deux principes se manifestent à la fois dans le temps et dans l’espace, comme en toutes choses, et il est nécessaire d’en faire la remarque pour éviter des identifications ou des assimilations trop «simplifiées», ainsi que pour résoudre parfois certaines oppositions apparentes ; mais il n’en est pas moins certain que l’action du premier prédomine dans la condition temporelle, et celle du second dans la condition spatiale.

Or le temps use l’espace, si l’on peut dire, affirmant ainsi son rôle de « dévorateur »; et de même, au cours des âges, les sédentaires absorbent peu à peu les nomades : c’est là, comme nous l’indiquions plus haut, un sens social et historique du meurtre d’Abel par Caïn. L’activité des nomades s’exerce spécialement sur le règne animal, mobile comme eux ; celle des sédentaires prend au contraire pour objets directs les deux règnes fixes, le végétal et le minéral.

D’autre part, par la force des choses, les sédentaires en arrivent à se constituer des symboles visuels, images faites de diverses substances mais qui, au point de vue de leur signification essentielle, se ramènent toujours plus ou moins directement au schématisme géométrique, origine et base de toute formation spatiale. Les nomades, par contre, à qui les images sont interdites comme tout ce qui tendrait à les attacher en un lieu déterminé, se constituent des symboles sonores, seuls compatibles avec leur état de continuelle migration.

Mais il y a ceci de remarquable, que parmi les facultés sensibles, la vue a un rapport direct avec l’espace, et l’ouïe avec le temps : les éléments du symbole visuel s’expriment en simultanéité, ceux du symbole sonore en succession ; il s’opère donc dans cet ordre une sorte de renversement des relations que nous avons envisagées précédemment, renversement qui est d’ailleurs nécessaire pour établir un certain équilibre entre les deux principes contraires dont nous avons parlé, et pour maintenir leurs actions respectives dans les limites compatibles avec l’existence humaine normale.

Ainsi, les sédentaires créent les arts plastiques (architecture, sculpture, peinture), c’est-à-dire les arts des formes qui se déploient dans l’espace; les nomades créent les arts phonétiques (musique, poésie), c’est-à-dire les arts des formes qui se déroulent dans le temps ; car, redisons-le encore une fois de plus à cette occasion, tout art, à ses origines, est essentiellement symbolique et rituel, et ce n’est que par une dégénérescence ultérieure, voire même très récente en réalité, qu’il perd ce caractère sacré pour devenir finalement le «jeu» purement profane auquel il se réduit chez nos contemporains.

Voici donc où se manifeste le complémentarisme des conditions d’existence : ceux qui travaillent pour le temps sont stabilisés dans l’espace ; ceux qui errent dans l’espace se modifient sans cesse avec le temps. Et voici où apparaît l’antinomie du « sens inverse » : ceux qui vivent selon le temps, élément changeant et destructeur, se fixent et conservent ; ceux qui vivent selon l’espace, élément fixe et permanent, se dispersent et changent incessamment.

Il faut qu’il en soit ainsi pour que l’existence des uns et des autres demeure possible par l’équilibre au moins relatif qui s’établit entre les termes représentatifs des deux tendances contraires; si l’une ou l’autre seulement de ces deux tendances compressive et expansive était en action, la fin viendrait bientôt, soit par «cristallisation», soit par «volatilisation», s’il est permis d’employer à cet égard des expressions symboliques qui doivent évoquer la «coagulation» et la «solution» alchimiques, et qui correspondent d’ailleurs effectivement, dans le monde actuel, à deux phases dont nous aurons encore à préciser dans la suite la signification respective.

Nous sommes ici, en effet, dans un domaine où s’affirment avec une particulière netteté toutes les conséquences des dualités cosmiques, images ou reflets plus ou moins lointains de la première dualité, celle même de l’essence et de la substance, du Ciel et de la Terre, de Purusha et de Prakriti, qui génère et régit toute manifestation. (pp. 197-202)

Une pièce musicale

https://www.youtube.com/watch?v=JvbQE5tygXk

2 réflexions sur “René Guénon tirée du texte Le Règne de la quantité et les signes des temps

  1. C’est la première fois que je prends connaissance de cette vision du monde! Une démonstration telle que ma propre compréhension s’amplifie! Merci!

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