Les frères Karamazov

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Chacun cherche à présent à isoler le plus possible son moi, on veut éprouver en soi-même la plénitude de la vie, et pourtant, au lieu d’atteindre cette plénitude, tous ces efforts n’aboutissent qu’à un suicide total, car au lieu d’une pleine affirmation de l’individu, on tombe dans une solitude complète. Car tous, de nos jours, se sont fractionnés en unités, chacun se retire dans son trou, chacun s’écarte des autres, se cache et cache ce qu’il possède, et chacun finit par repousser ses semblables et par être repoussé par eux. On amasse solitairement des biens et l’on pense : comme je suis fort maintenant et comme je suis à l’abri, mais il ignore, l’insensé, que plus il amasse, plus il s’enfonce dans une impuissance qui équivaut au suicide. Car il est habitué à ne compter que sur lui-même et, en tant qu’unité, il s’est détaché de la collectivité, il a accoutumé son âme à ne pas croire à l’entraide, aux hommes et à l’humanité, et il tremble seulement à l’idée de perdre sa fortune et les droits acquis. Partout le cerveau des hommes cesse aujourd’hui ironiquement de comprendre que la véritable garantie de la personne réside non dans un effort personnel isolé, mais dans la solidarité des hommes.

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J’aime, me disait-il, l’humanité, mais, à ma grande surprise, plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, comme individus. J’ai plus d’une fois rêvé passionnément de servir l’humanité, et peut-être fussé-je vraiment monté au calvaire pour mes semblables, s’il l’avait fallu, alors que je ne puis vivre avec personne deux jours de suite dans la même chambre, je le sais par expérience. Dès que je sens quelqu’un près de moi, sa personnalité opprime mon amour-propre et gêne ma liberté. En vingt-quatre heures je puis même prendre en grippe les meilleures gens : l’un parce qu’il reste longtemps à table, un autre parce qu’il est enrhumé et ne fait qu’éternuer. Je deviens l’ennemi des hommes dès que je suis en contact avec eux. En revanche, invariablement, plus je déteste les gens en particulier, plus je brûle d’amour pour l’humanité en général.

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Partout, de nos jours, l’esprit humain commence ridiculement à perdre de vue que la véritable garantie de l’individu consiste, non dans son effort personnel isolé, mais dans la solidarité.

Fiodor Dostoïevski dans Les frères Karamazov

Une pièce musicale de Yves Desrosiers – Les deux destinées

Les paroles sur https://www.musixmatch.com/fr/paroles/Yves-Desrosiers/Les-deux-destin%C3%A9es

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