Le roi et l’éléphant

Il y a bien longtemps, au cœur d’une ville appelée Lumineuse, resplendissaient de riches maisons coiffées de dômes dorés. C’est là que vivait Grande Clarté, roi et protecteur du pays, entouré d’hommes et de femmes sages et intelligents. Le monde entier célébrait ce monarque pour sa droiture, sa générosité et l’immense amour avec lequel il veillait sur tous les êtres. Ses mérites étaient si rayonnants que tous les petits rois lui prêtaient allégeance. Ils se réjouissaient même d’obéir à ses ordres, qu’ils regardaient comme un collier de fleurs d’or pur rehaussant l’éclat de leurs propres couronnes.

Un jour, un cornac du nom de Passepartout captura dans la forêt un éléphant extraordinaire, énorme et blanc comme neige. Il mena l’animal devant les portes du palais et pria le roi et sa cour de venir contempler cette monture digne d’Indra, le souverain des célestes royaumes. Grande Clarté sortit en compagnie de tout son entourage. Émerveillé par cette masse de blancheur vivante, le roi déclara :

« Quand tu auras parfaitement dompté cet éléphant, tu pourras me l’offrir ! »

Et il rentra au palais.

Passepartout et le pachyderme ayant déjà travaillé ensemble lors de vies passées, le cornac apprivoisa sans difficulté le puissant éléphant, qui se montra bientôt doux et docile. Au plus léger signe de son dompteur, il tournait à droite, à gauche, chargeait ou s’arrêtait. Il s’agenouillait afin que l’on puisse monter sur son dos, puis se levait et marchait délicatement, attentif à tout ce qu’on lui demandait.

« Voilà, se dit Passepartout, j’ai achevé le dressage du grand éléphant blanc. » Il s’en fut remettre l’animal à son souverain, ainsi que le croc pour le guider. Le présent enchanta le roi, qui voulut en profiter sur-le-champ. Comme le soleil du matin s’élève vers les cimes, Grande Clarté se hissa sur la précieuse monture, que l’on avait harnachée d’un palanquin et d’ornements splendides. Accompagné de Passepartout et suivi de ses courtisans, le roi parcourut sa ville, Lumineuse. Après en avoir fait le tour, le cortège prit la direction de la grande forêt. Au terme d’une longue marche, il arriva aux abords d’une montagne si aiguë que les gens l’appelaient Aiguille.

C’est alors que l’éléphant, comme tous les êtres ignorants qu’obnubilent les actes qui engendrent la souffrance, fut repris par ses anciennes habitudes. Il se mit à trotter à sa fantaisie, sans plus se soucier d’obéir, puis, soudain, aimanté par l’odeur d’une éléphante en chaleur, il se rua à travers bois. Ballotté dans son magnifique palanquin, menacé par les branches des arbres, le roi voyait le ciel et la terre tournoyer. Pris de peur, il hurla :

« Que se passe-t-il ? Tu m’as assuré avoir terminé le dressage de cet éléphant. On ne le dirait pas !

– Mais je l’avais dompté ! » gémit le cornac, essayant, malgré les terribles secousses, de joindre des mains suppliantes.

Voir l’éléphant saccager tout ce qu’il lui avait enseigné, et mettre ainsi la vie du roi en danger, le frappait d’horreur. Il hoquetait :

« Je peux parfaitement dresser le corps d’un éléphant. C’est ce que j’ai obtenu. Mais qui détient le pouvoir de dompter l’esprit ? Qui peut obliger un être à contrôler ses passions ? La puissance d’accomplir une telle prouesse n’appartient qu’à ceux qui enseignent la discipline spirituelle. Maîtriser un esprit saisi par le désir est plus difficile que de renverser le cours des grandes cascades au moment de la fonte des neiges. Dès l’instant où l’éléphant a senti l’odeur de la femelle, le métal du croc n’a servi à rien. Autant caresser sa cuirasse avec une plume ! Voilà ce qui arrive aux êtres sans discipline quand une bouffée de passion leur trouble l’esprit : ni fatigue, ni chaîne, ni menace ne les retient, et ils se précipitent à tout coup dans le mauvais chemin !

– S’il en est ainsi, cria le roi, laissons l’éléphant errer à sa guise ; quant à nous, tâchons vite de nous en tirer en attrapant une liane ! »

Ils saisirent au passage la branche d’un grand ficus et réussirent à se sauver. Sautant au bas de l’arbre, ils attendirent le reste du cortège, qui avait suivi à une allure plus raisonnable leur piste d’arbrisseaux écrasés, et tous rentrèrent au palais à cheval.

Quant à l’éléphant, il s’accoupla avec l’éléphante et assouvit son désir. Au bout de sept jours il se souvint de son cornac et de son aire de dressage. Il retourna à son piquet, le corps et l’esprit complètement soumis. Passepartout courut joyeusement l’annoncer à Grande Clarté :

« Ô grand Roi, l’éléphant qu’enivrait, voici peu, le vin des passions, est revenu ! Il n’a pas oublié son dressage. Regardez ! Je vais vous montrer comme il sait obéir. »

Le cornac présenta à l’éléphant une torche de métal enflammée et lui commanda de l’avaler. L’animal saisit l’objet sans la moindre hésitation et s’apprêtait à le porter à sa bouche. Le roi applaudit.

« Vous voyez, Majesté, dit Passepartout, on parvient à dompter le corps des lions, des tigres, des bêtes les plus féroces, mais contrôler un esprit que la passion exalte relève de l’exploit.

– Passepartout, répondit le souverain, ce que tu dis est juste et plein de bon sens. Sais-tu s’il existe au monde un homme capable de capturer l’éléphant de l’esprit avec le lasso de la discipline, un homme habile à dresser cet esprit sans user de violence ? »

Passepartout entendit dans son cœur une voix lui souffler la réponse :

« Ô grand Roi, le seul homme à posséder pareil pouvoir est le Bouddha. Il s’est d’abord efforcé de dompter toutes les passions qui torturent les êtres. Les ayant maîtrisées, il a cultivé le détachement avec intelligence et persévérance : son esprit, toujours paisible et satisfait, s’est éclairci jusqu’à la réalisation parfaite. »

À l’instant même où le nom du Bouddha toucha l’oreille de Grande Clarté, les tendances positives de ses vies antérieures se réveillèrent. Son cœur s’emplit d’un amour immense et il formula ce vœu : « Je voudrais tant libérer des causes de la souffrance tous les êtres qui s’abîment dans le douloureux océan du samsara ! Je souhaite que tous suivent le chemin de la bonté et deviennent des bouddhas ! » Comme ce désir était parfaitement altruiste, d’en haut on entendit les dieux des cieux de grande pureté proclamer : « Par la force de sa compassion et de ce vœu, Grande Clarté atteindra dans l’avenir la perfection totale de l’Éveil : il deviendra bouddha ! »

De ce jour, le roi, suprême parmi ceux qui sont à jamais libérés de la poussière des passions, devint un bodhisattva authentique, doué de vision céleste.

L’histoire du roi Grande Clarté, qui montre comment cultiver l’état d’esprit altruiste du Grand Véhicule, est la première feuille de la Liane magique qui exauce tous les souhaits.

Kshemendra dans La liane magique : Les hauts faits du Bodhisattva

Une pièce musicale de Elephant Music – King

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