Invente

Créer, c’est manquer peut-être ce pas dans la danse. C’est donner de travers ce coup de ciseau dans la pierre. Peu importe le destin du geste. Cet effort t’apparait stérile à toi, aveugle, qui te tiens le nez contre, mais recule-toi. Considère de plus loin le mouvement de ce quartier de ville. Il n’est plus là qu’une grande ferveur et qu’une poussière dorée du travail. Et les gestes manqués tu ne les remarques plus. Car ce peuple penché sur l’ouvrage, bon gré mal gré, édifie ses palais ou ses citernes ou ses grands jardins suspendus. Ses œuvres naissent comme nécessairement de l’enchantement de ses doigts. Et je te le dis, elles naissent autant de ceux-là qui manquent leurs gestes que de ceux-là qui les réussissent, car tu ne peux partager l’homme, et si tu sauves seuls les grands sculpteurs tu seras privé de grands sculpteurs. Qui serait assez fou, pour choisir un métier qui donne si peu de chances de vivre ? Le grand sculpteur nait du terreau de mauvais sculpteurs. Ils lui servent d’escalier et l’élèvent. Et la belle danse naît de la ferveur à danser. Et la ferveur à danser exige que tous dansent – même ceux-là qui dansent mal – sinon il n’est point de ferveur mais académie pétrifiée et spectacle sans signification.

« Ne condamne pas leurs erreurs à la façon de l’historien qui juge une ère déjà conclue. Mais qui reprochera au cèdre de n’être encore que graine ou tige ou brindille poussée de travers ? Laisse faire. D’erreur en erreur se soulèvera la forêt de cèdres qui distribuera, les jours de grand vent, l’encens des oiseaux. »

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Il disait ailleurs :

N’invente point d’empire où tout soit parfait. Car le bon goût est vertu de gardien de musée. Et si tu méprises le mauvais goût tu n’auras ni peinture, ni danse, ni palais, ni jardins. Tu auras fait le dégouté par crainte du travail malpropre de la terre. Tu en seras privé par le vide de ta perfection. Invente un empire où simplement tout soit fervent.

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Bâtir la paix c’est bâtir l’étable assez grande pour que le troupeau entier s’y endorme. C’est bâtir le palais assez vaste pour que tous les hommes puissent s’y rejoindre sans rien abandonner de leurs bagages. Il ne s’agit point de les amputer pour les y faire tenir. Bâtir la paix c’est obtenir de Dieu qu’Il prête son manteau de berger pour recevoir les hommes dans l’étendue de leurs désirs. Ainsi de la mère qui aime ses fils. Et celui-là timide et tendre. Et l’autre ardent à vivre. Et l’autre peut être bossu, chétif et malvenu. Mais tous dans leur diversité, émeuvent son cœur. Et tous, dans la diversité de leur amour, servent sa gloire.

Antoine de Saint-Exupéry dans Citadelle

Une pièce musicale de Nicola Piovani: La vita è bella, Boian Videnoff – Mannheimer Philharmoniker

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