Croire aux fauves

Cela fait quelques jours que nous sommes arrivés à Tvaïan, je m’applique à ne rien faire, je voudrais même essayer d’arrêter de penser. Ce matin, je me dis qu’il faut surtout que je cesse de vouloir – comprendre guérir voir savoir prévoir tout de suite. Au fond des bois gelés, on ne « trouve » pas de réponses : on apprend d’abord à suspendre son raisonnement et à se laisser prendre par le rythme, celui de la vie qui s’organise pour rester vivants dans une forêt en hiver. J’essaie de trouver en moi un silence aussi profond que celui des grands arbres dehors qui se tiennent immobiles et verticaux dans le froid.

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J’écris depuis des années autour des confins, de la marge, de la liminarité, de la zone frontière, de l’entre-deux-mondes ; à propos de cet endroit très spécial où il est possible de rencontrer une puissance autre, où l’on prend le risque de s’altérer, d’où il est difficile de revenir.

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Je crois qu’enfants nous héritons des territoires qu’il nous faudra conquérir tout au long de notre vie. Petite, je voulais vivre parce qu’il y avait les fauves, les chevaux et l’appel de la forêt ; les grandes étendues, les hautes montagnes et la mer déchaînée ; les acrobates, les funambules et les conteurs d’histoires. L’antivie se résumait à la salle de classe, aux mathématiques et à la ville. Heureusement, à l’aube de l’âge adulte, j’ai rencontré l’anthropologie. Cette discipline a constitué pour moi une porte de sortie et la possibilité d’un avenir, un espace où m’exprimer dans ce monde, un espace où devenir moi-même. Je n’ai simplement pas mesuré la portée de ce choix, et encore moins les implications qu’allait entraîner mon travail sur l’animisme. À mon insu, chacune des phrases que j’ai écrites sur les relations entre humains et non-humains en Alaska m’a préparée à cette rencontre avec l’ours, l’a, en quelque sorte, préfigurée.

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Je suis allée au bout de la rencontre archaïque mais je suis revenue puisque je ne suis pas morte. Il y a eu hybridation et pourtant je suis toujours moi. Enfin je crois. Quelque chose qui ressemble à moi, les traits du masque animiste en plus : je suis inside out. Le fond animiste des humains c’est le visage déformé du masque. Moitié homme moitié phoque ; moitié homme moitié aigle ; moitié homme moitié loup. Moitié femme moitié ours. Le dessous du visage, le fond humain des bêtes, c’est ce que l’ours voit dans les yeux de celui qu’il ne devait pas regarder ; c’est ce que mon ours a vu dans mes yeux. Sa part d’humanité ; le visage sous son visage.

Nastassja Martin dans Croire aux fauves

Une pièce musicale de Camille Saint-Saëns – Le Carnaval des Animaux

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