
Ce qui fait l’objet d’une redécouverte, c’est que les choses sont « telles quelles », à savoir sont originellement dépouillées de tout ce que notre activité cognitive y avait surajouté.
*
Si l’éveil subit est qualifié de compréhension abrupte [chin. dunwu], qu’y comprend-on, puisque nous avons établi dans un autre paragraphe que « comprendre, ne pas comprendre », ce n’était pas la question ? On y comprend les errements passés dus à l’ignorance. On y comprend la nature de l’ignorance cognitive dans laquelle on était, au moment même où elle cesse – où « le fond du seau de laque noire cède ». Ce qui fait l’objet d’une redécouverte, c’est que les choses sont « telles quelles », à savoir sont originellement dépouillées de tout ce que notre activité cognitive y avait surajouté. L’éveil soudain est réalisation de l’immédiat dans sa liberté éternelle : non lié par la connaissance. Dès qu’une pensée se lève, dit-on, « c’est perdu ». Le paradoxe est là. Étant des êtres de pensée, nous ne pouvons que vivre accompagnés de cette fonction objectivante, qui nous fait vivre dans un monde de dualité. L’éveil, cependant, a pour effet de désinvestir la pensée pensante des puissances qui la mettaient si facilement en branle, dans ce monde d’affects.
Kenshô est la prononciation japonaise de l’expression chinoise 见性 jianxing, « voir dans sa propre nature », souvent utilisée pour parler de l’éveil. Voir dans sa propre nature, c’est en accepter le néant, et d’un même geste l’étendre à l’infini – c’est-à-dire l’étendre au monde entier, tel qu’il est, dans tout son ordinaire. La proposition, qui suppose un sujet [celui qui voit], et un objet [la nature-propre], est en fait assez fallacieuse, car au moment de la réalisation celui qui voit et la chose vue ne font qu’un. De quelque façon, c’est votre propre nature qui vous voit. C’est pourquoi il est toujours difficile d’en parler, voire impossible disent certains. C’est là une des raisons de la manière détournée, allusive et métaphorique, qu’employaient les maîtres d’autrefois. Mais, plus largement, il s’agit là d’une façon de procéder dans la culture chinoise, nous y reviendrons par la suite. On trouve là la raison d’être d’une expression telle que « visage originel ».
Né à Paris, en 1949, Antoine Marcel quitte la Sorbonne pour effectuer de longs séjours en Afrique, aux États-Unis et au Moyen-Orient, avec une prédilection pour l’Asie, et particulièrement pour la Chine, où il séjourne régulièrement. Retiré quelque part dans les causses, au Sud de la France, à la façon des ermites-lettrés de la Chine ancienne, il consacre désormais son temps à l’étude, à l’écriture, à la méditation zen et à la marche. Auteur de Carnet chinois et Traité de la cabane solitaire. Il est aussi pépiniériste, créateur de bonsaï et de jardins d’influence extrême-orientale (en 2002). – Ancien scaphandrier.
Antoine Marcel dans Recueil en mon ermitage
Une pièce musicale de Pat Metheny – Hermitage
