Comment réussir à échouer

Le lecteur verra peut-être les choses tout à fait différemment. Qu’il me soit seulement permis de faire remarquer qu’il y a déjà 2 500 ans Héraclite, le grand philosophe du changement, nous a averti que les actes extrémistes ne mènent jamais à la victoire finale, mais, au contraire, ne font que renforcer l’extrême opposé. Mais qui Héraclite peut-il bien intéresser? C’est tellement plus noble et héroïque d’adopter une idée, absolument et sans condition, même si on finit par se salir les mains, et qu’on entend résonner le fameux poumpompoum-poumm du destin qui frappe à la porte.

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Nous avons vu dans le chapitre précédent que deux fois plus n’est pas nécessairement deux fois mieux. Et nous commençons maintenant à soupçonner que l’opposé de quelque chose de mal n’est pas nécessairement bien, et peut même parfois être encore pire. C’est dans la spiritualité bien trop pure de la Grèce classique qu’éclata l’obscure et chaotique frénésie de Dionysos. La vénération exaltée de la féminité dans le culte de la Vierge Marie et dans l’amour courtois eut pour compagnon de route l’indicible inhumanité de la chasse aux sorcières. La religion de l’amour reposa un temps sur l’Inquisition. Pour imposer ses idéaux, la Révolution française dut avoir recours à la guillotine. Le shah eut l’ayatollah pour successeur. Les sandinistes remplacèrent les somozistes. Et, à Saigon, on se demande peut-être encore qui furent les pires, les libérateurs venus de l’autre côté du Pacifique, ou ceux qui descendirent de Hanoi. Pourquoi? Parce qu’il y a quelque chose de fondamentalement faux dans le fait de croire que le contraire du mauvais doit nécessairement être bon – et non pas seulement parce que le bien n’est pas encore assez bien, ou parce que le mal n’a pas encore été totalement éliminé. «… Je me suis embrouillé dans mes propres données, et ma conclusion se trouve en contradiction directe avec l’idée fondamentale du système. Partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme illimité. J’ajoute à cela, cependant, qu’il ne peut y avoir d’autre solution au problème social que la mienne. » C’est ce que le philanthrope Chigaliov affirme dans les Démons* de Dostoïevski. Et Berdiaev, disciple de Dostoïevski, dit quelque chose de semblable sur l’idéal de liberté:  On ne peut identifier la liberté au bien, à la vérité, ou à la perfection : elle est par nature autonome, c’est la liberté, et pas le bien.

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Toute identification ou confusion de la liberté avec le bien et la perfection entraîne la négation de la liberté et un renforcement des méthodes de coercition; le bien obligatoire cesse d’être le bien par le fait même qu’il est obligatoire ». Dans un discours adressé à Napoléon I°’, le Sénat dit : « Excellence, la recherche de la perfection est une des pires maladies qui puissent atteindre l’esprit humain.» Et, pour C.G. Jung, tout extrême psychologique renferme « secrètement son contraire, ou se trouve d’une certaine manière en relation intime et essentiellement avec celui-ci» . Enfin, 2 300 ans avant lui, Lao Tseu, avec son style d’une inimitable limpidité, décrivit l’émergence du mal de l’existence même du bien, et vice versa : « Quand le grand Tao fut délaissé, il y eut l’humanité, la justice. Puis la sagesse, la prudence parurent, et l’hypocrisie fut générale. « Dans la famille, les membres se méconnurent; il y eut l’affection des parents, la piété filiale.

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«Les États souffrirent de la corruption, du désordre, il y eut des fonctionnaires fidèles. » Ce ne sont pas des explications, mais des descriptions d’un aspect de notre monde, celui qui pose le bien absolu pose aussi par là même le mal absolu. La poursuite du plus haut idéal, quel que soit le nom qu’on lui donne – sécurité, patriotisme, paix, liberté, bonheur, etc. -, est une ultrasolution, une force qui – pour parodier Goethe – cherche toujours le bien et crée toujours le mal. Mais, de grâce, si vous vivez dans certains pays, gardez ces idées pour vous, car autrement, vous risqueriez de finir dans un « camp de rééducation », ou de vous faire fracasser le crâne par quelques combattants de la paix…

Paul Watzlawick dans Comment réussir à échouer : Trouver l’ultrasolution

Une pièce musicale de Ennio Morricone – Cinema Paradiso

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