L’aventure folle d’aimer

Mais à trop parler de lumière, nous risquerions de créer de l’ombre. Nous ne sommes pas ici marchands d’illusions, je ne crains rien de plus que les illusions et les idéalismes, je sais que les cultes de pureté créent l’enfer, et que les idéologies qui placent d’un côté les belles âmes et de l’autre les monstres ont vite fait de construire leurs goulags, de lâcher leurs démons. Nous ne sommes pas là pour nous bercer les uns les autres, mais pour nous réveiller ensemble, pour réveiller en nous la Mémoire endormie de l’Alliance fondatrice de notre être, nous demander comment accéder de neuf à ce qui est.

L’amour décor, l’amour qui embellit les apparences, qui recouvre ce qui n’est pas présentable – le ravalement in extremis de la façade sociale – n’est pas de l’amour. L’« amour » ou ce que nous croyons être l’amour, avant que n’ait eu lieu l’empoignade, la friction, le corps à corps avec la création, la lutte avec l’ange, la confrontation avec l’ombre qui nous habite, cet amour-là n’est que le royaume de la mièvrerie.

Ce que j’appelle amour est entier dans cette phrase d’un rabbin rescapé d’un camp de la mort : « La souffrance a tout calciné, tout consumé en moi, sauf l’amour. » Si cette phrase nous atteint de plein fouet, c’est que nous sentons bien combien nous sommes loin des représentations, du décorum de l’âme. L’amour est ce qui reste quand il ne reste plus rien. Nous avons tous cette mémoire au fond de nous quand, au-delà de nos échecs, de nos séparations, des mots auxquels nous survivons, monte du fond de la nuit comme un chant à peine audible, l’assurance qu’au-delà même de la joie, de la peine, de la naissance et de la mort, il existe un espace que rien ne menace, que rien jamais n’a menacé et qui n’encourt aucun risque de destruction, un espace intact, celui de l’amour qui a fondé nôtre être.

Quiconque s’est engagé dans l’aventure folle d’aimer, entrera tôt au tard dans l’incandescence de cette steppe incendiée. Sorti de l’innocence, nous devons retraverser l’espace qui nous sépare. Jean-Yves Leloup nous rappelait la synchronicité de la naissance du Christ et du massacre des Innocent. Le même jour ! « Je forme la lumière et je crée les Ténèbres. » (Isaîe, 45-7.) Là est lové le plus infracassable des mystères de la création, le plus insupportable, le plus aveuglant. Quiconque s’engage dans l’aventure d’aimer envers et contre tous se trouve confronté tôt au tard avec l’inacceptable, la nuit, le non-sens total, la perte du sens, avec la question : « A quoi sert-il d’aimer ? Pour en arriver là !!! » « J’aurai le même sort que l’insensé, pourquoi donc aurais-je été plus sage ? » se lamente l’Ecclésiaste (2/16). Et devant les trois croix dressées de la pâque, qui ne s’est demandé « puisqu’il a le même sort que les brigands, à quoi cela a-t-il servi d’aimer ? »… la perte des illusions, la perte des représentations, des espérances, des idoles.

Christiane Singer (1943-2007) était une femme de lettres française. Qu’il s’agisse de romans ou d’essais, toute son œuvre est baignée de spiritualité. Elle fut disciple de Karlfried Graf Dürckheim. Femme de la rencontre, elle était très régulièrement invitée à donner des conférences dans les contextes les plus variés. Thérapeute, elle conduisait également des séminaires dans la propriété du château médiéval de Rastenberg en Autriche où elle vivait avec mari et enfants.

Dans ce livre, C. Singer poursuit la réflexion existentielle qu’elle mène depuis «Les âges de la vie» et qu’elle enrichit de ses rencontres, de ses conférences et de ses voyages. Il s’agit ici d’échapper au brouhaha de notre civilisation et à la fuite devant soi-même.

Christiane Singer dans Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ?

Une pièce musicale de Jean-Paul-Égide Martini – Plaisir d’amour