Jeu des perles de verre

Les phrases de ce Chinois nous indiquent assez clairement les origines e le sens véritable et presque oublié de toute musique. Comme la danse et l’exercice de tout art, la musique a été en effet aux temps de la préhistoire un sortilège, l’un des procédés antiques et légitimes de la magie. À commencer par le rythme (les coups frappés dans les mains, le battement des pieds sur le sol, les morceaux de bois qu’on heurte, l’art primitif du tambour), elle fut toujours un moyen puissant et éprouvé pour « mettre à l’unisson » une pluralité, une multitude d’hommes, pour ramener au même rythme leur respiration, les battements de leur cœur et leurs sentiments, pour encourager les gens à invoquer et à adjurer les puissances éternelles, à entrer dans la danse, dans les compétitions, à partir en guerre, à accomplir les actes sacrés. Et ce caractère de pouvoir primitif, de sortilège, la musique l’a gardé dans sa pureté originelle beaucoup plus longtemps que les autres arts.

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Chacun de nous n’est rien de plus qu’humain, rien de plus qu’un essai, une étape. Mais cette étape doit le conduire vers le lieu où se trouve la perfection, il doit tendre vers le centre et non vers la périphérie.

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Le poète qui célèbre, dans la danse de ses vers, les magnificences et les terreurs de la vie, le musicien qui leur donne l’accent d’une pure présence, nous apportent la lumière ; ils augmentent la joie et la clarté sur terre, même s’ils nous font d’abord passer par des larmes et des émotions douloureuses. Peut-être le poète dont les vers nous ravissent a-t-il été un triste solitaire, et le musicien un rêveur mélancolique : cela n’empêche leurs œuvres de participer à la sérénité des dieux et des étoiles.

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La musique classique est un geste qui signifie : je sais le tragique de la condition humaine, je me rallie à la cause du destin humain, de la vaillance, de la sérénité ! Que ce soit la grâce d’un menuet de Haendel ou de Couperin, que ce soit de la sensualité sublimée en un geste de tendresse, comme chez beaucoup d’Italiens ou chez Mozart, ou encore l’acceptation tranquille de la mort, comme chez Bach, il y a toujours là une bravade, un héroïsme, un esprit chevaleresque et l’accent d’un rire surhumain, d’une gaieté immortelle. C’est cela qui doit vibrer aussi dans nos jeux de Perles de Verre, dans toute notre vie, dans nos actes et dans nos souffrances.

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L’enjeu de l’éveil, c’était, semblait-il, non la vérité et la connaissance, mais la réalité, le fait de la vivre et de l’affronter. L’éveil ne vous faisait pas pénétrer près du noyau des choses, plus près de la vérité. Ce qu’on saisissait, ce qu’on accomplissait ou qu’on subissait dans cette opération, ce n’était que la prise de position du moi vis-à-vis de l’état momentané de ces choses. On ne découvrait pas des lois, mais des décisions, on ne pénétrait pas dans le cœur du monde, mais dans le cœur de sa propre personne. C’était aussi pour cela que ce qu’on connaissait alors était si peu communicable, si singulièrement rebelle à la parole et à la formulation. Il semblait qu’exprimer ces régions de la vie ne fît pas partie des objectifs de langage.

Hermann Hesse (1877-1962) est un romancier allemand naturalisé suisse. Il a fait une œuvre majeure qui explore des voies humaines incontournables. Ici il aborde les questions :  qu’adviendrait-il si, un jour, la science, le sens du beau et celui du bien se fondaient en un concert harmonieux ? Qu’adviendrait-il si cette synthèse devenait un merveilleux instrument de travail, une nouvelle algèbre, une chimie spirituelle qui permettrait de combiner, par exemple, des lois astronomiques avec une phrase de Bach et un verset de la Bible, pour en déduire de nouvelles notions qui serviraient à leur tour de tremplin à d’autres opérations de l’esprit ? » Cette extraordinaire mathématique, c’est celle du jeu des perles de verre, que manie parfaitement Joseph Valet, héros fascinant et ludi magister jonglant avec tous les éléments de la culture humaine.

Hermann Hesse dans Le jeu des perles de verre

Une pièce musicale de Beethoven | Piano Sonata No. 14 « Moonlight » in C sharp minor | Daniel Barenboim