Le fruit content de soi

On raconte dans la famille des Jan-Fishani qu’un émir, accompagné d’une suite nombreuse, vint d’Arabie rendre visite au grand khan. Il fut reçu avec tous les honneurs dus à son rang. Des présents somptueux lui furent offerts. À la cour du khan, beaucoup s’attendaient à ce qu’après un tel voyage le prince assaillît Jan-Fishan1 de questions, ou bien qu’en demeurant silencieux en sa présence il s’efforçât de s’imprégner de sa sagesse.

Avant que l’émir n’eût été annoncé selon le cérémonial d’usage, le khan avertit la compagnie :

« Observez ce qui va suivre : ce n’est pas tous les jours que l’on peut assister à pareil entretien. »

L’émir entra et dit :

« Confirme ma qualité d’émir. Je n’appartiens pas à la famille des Hachémites. Or c’est de tes ancêtres que toute noblesse tient ses titres.

— Que veux-tu ? dit Jan-Fishan : le cérémonial et la courtoisie et la confirmation de ton rang, ou la réponse à une question ?

— Je voudrais bien les deux, mais s’il me faut choisir, je désire recevoir une réponse à ma question, dit l’émir.

— Puisque, n’étant pas avide, tu n’as demandé qu’une chose, je te donnerai les deux, dit Jan-Fishan Khan. Je confirmerai ou infirmerai ton titre dans ma réponse à ta question philosophique.

— Voici ma question, dit l’émir. Pourquoi tant de soufis font-ils si peu de cas des hauts faits, de l’héroïsme, de la patience et de la noblesse d’âme qui sont le patrimoine et la gloire des Arabes ?

— Eh bien, voici ma réponse, dit le khan. Non seulement elle éclairera notre position, mais te montrera la place que tu occupes en réalité en tant que membre de la noblesse arabe.

« Si nous ne tenons pas compte des qualités dont beaucoup s’enorgueillissent, si parfois même nous les tournons en ridicule, c’est parce qu’elles sont le minimum, non le maximum accessible à l’homme. Être un héros, être patient, pieux ou hospitalier, ou posséder toute autre qualité, c’est se trouver tout simplement au point de départ. L’homme est-il un animal qu’il doive être fier d’avoir appris à bien se comporter envers ceux de son espèce ? Est-il un fruit, que les gens doivent se rappeler son nom et en chercher toujours d’autres pareils à lui ? Non, il est quelqu’un qui devrait être honteux de n’avoir pas toujours été digne, et reconnaissant d’avoir la possibilité d’accomplir de grandes choses. »

Après cela, le visiteur abandonna son titre d’émir.

« Émir, expliquait-il, est le terme qui sert à désigner l’homme au bas de l’échelle. Pourquoi donc utiliser ce qualificatif ? L’homme “ordinaire”, l’homme doué de peu de qualités, celui-là ne compte même pas dans le Voyage, tant qu’il n’a pas atteint “l’excellence”. »

Un de ses compagnons s’écria :

« Quoi ! Es-tu prêt à rejeter la gloire de ta famille pour quelque chose que tu aurais pu lire dans un livre ?

— L’aurais-je lu dans un livre, répondit l’émir, que cela n’en serait pas moins vrai. Peut-être, d’ailleurs, m’est-il arrivé de le lire sans y prêter attention. Et si, effectivement, je l’ai lu, alors je suis doublement coupable, car j’ai trahi l’instruction que j’ai reçue en refusant de comprendre qu’elle pouvait m’aider à quitter l’état de fruit content de soi pour retourner à celui d’être humain. »

  1. Sayed Mohammed Shah, connu sous le nom de Jan-Fishan Khan, est le trisaïeul d’Idries Shah. Célèbre maître soufi, il était khan de Paghman (Afghanistan) et nawab de Sardhana (Inde)

Idries Shah dans Le monastère magique – Philosophie pratique et analogique du Moyen-Orient et d’Asie centrale

Une pièce musicale de Rafael Krux – Emotional Arabian Oud