Ce qui est juste…

Les rois, les ducs et les notables de l’Antiquité aspiraient vraiment au succès, abhorrant l’échec ; ils aspiraient à la sécurité, abhorrant les dangers. Ils étaient donc forcément critiques au regard de la guerre offensive et des combats. Or, supposons qu’un seul être humain s’introduise dans le verger d’autrui et qu’il vole des pêches et des prunes. Apprenant la nouvelle, la majorité le critiquerait. Si les autorités au pouvoir le capturaient, elles le châtieraient. Pourquoi ? Parce qu’il lèse autrui à son propre avantage. S’emparer des chiens, des porcs, des poulets et des cochons de lait d’autrui, c’est encore plus injuste que de s’introduire dans le verger d’autrui et de voler des pêches et des prunes. Pour quelle raison? Parce qu’on lèse davantage autrui et si l’on lèse davantage autrui, on est encore plus malveillant et la gravité du délit augmente. S’introduire dans les étables et dans les écuries d’autrui et s’approprier les chevaux et les bœufs d’autrui, c’est encore plus injuste que de s’emparer des chiens, des porcs, des poulets et des cochons de lait d’autrui. Pour quelle raison? Parce qu’on lèse davantage autrui et si l’on lèse davantage autrui, on est encore plus malveillant et la gravité du délit augmente. Commettre le meurtre d’un innocent, le dépouiller de ses vêtements et de sa fourrure, s’approprier sa lance et son épée, c’est encore plus injuste que de s’introduire dans les étables et dans les écuries d’autrui et de s’approprier les chevaux et les bœufs d’autrui. Pour quelle raison? Parce qu’on lèse davantage autrui et si l’on lèse davantage autrui, on est encore plus malveillant et la gravité du délit augmente. Or, tous les dignitaires du monde le savent et critiquent les qualifiant d’injustes. Pourtant, quand il s’agit d’entreprendre une action aussi sérieuse qu’une guerre contre un État, ils ne savent plus être critiques, ils la célèbrent avec complaisance, la qualifiant de juste. Peut-on dire qu’ils savent distinguer le juste de l’injuste ? (Mozi, 17.1)

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On qualifie d’injuste le meurtre d’un homme : il entraîne nécessairement une fois la peine de mort. Si l’on développe ce raisonnement, le meurtre de dix hommes est dix fois plus injuste : il entraîne nécessairement dix fois la peine de mort; le meurtre de cent hommes est cent fois plus injuste : il entraîne nécessairement cent fois la peine de mort. Or, tous les dignitaires du monde le savent et critiquent ces [meurtres] les qualifiant d’injustes. Pourtant, quand il s’agit d’entreprendre une action aussi sérieuse et injuste qu’une guerre contre un État, ils ne savent plus être critiques, ils la célèbrent avec complaisance, la qualifiant de juste. Puisqu’ils ne savent vraiment pas que c’est injuste, ils mettent par écrit leurs discours afin de les léguer aux générations postérieures. En effet, s’ils savaient que c’est injuste, quelle raison auraient-ils d’énoncer et d’écrire des exemples d’injustice afin de les léguer aux générations postérieures ? (Mozi, 17.2)

Mozi (env. 479-381 avant notre ère) fut l’un des penseurs les plus importants de la Chine antique. Lettré engagé itinérant, il préconisait le bien commun, la méritocratie, le travail, la frugalité et l’ordre social, en critiquant avec indignation le bellicisme des élites politiques et le luxe effréné qu’elles déployaient au détriment de la population.

Mozi traduit par Anna Ghiglione

Une pièce musicale de Eric Aron – Suzhou (China)