Polir la lune et labourer les nuages

Briser ses os, broyer sa moelle demande moins de résolution que maîtriser son esprit. Observer un jeûne prolongé et une parfaite continence est plus facile que contrôler ses passions. L’ascèse est assurément estimable, et nombreux sont ceux qui depuis l’Antiquité s’y sont adonnés, mais combien d’entre eux ont-ils atteint l’Éveil ? La maîtrise de l’esprit est en soi d’une difficulté extrême. L’intelligence et l’étude n’en sont pas les conditions premières, la réflexion non plus. Les véritables maîtres jusqu’à nos jours se sont abstenus de s’en servir, c’est en maîtrisant le corps et l’esprit qu’ils ont eu accès à la Voie.

Le vieux maître des Shâkya n’a t’il pas dit : « En remontant le courant, Avalokiteshvara a oublié ce qu’il savait. » Ce qu’il faut entendre : mouvement et immobilité cessent complètement de se produire. Voilà ce qu’est maîtriser. Si l’on pouvait pénétrer dans la Voie par l’intelligence et l’étude, le vieux Jinshû (le doyen Shen-hsiu) l’aurait emporté. Si l’humilité et la candeur devaient en écarter, comment l’éminent patriarche Sôkei (Hui-nêng) aurait-il osé le contredire ? Il est donc clair que la possibilité de recevoir la transmission du Dharma du Bouddha ne dépend ni de l’intelligence ni du savoir. Réfléchissez-y et recherchez-la. Elle ne dépend pas non plus de la vieillesse, de l’âge mûr ou de la jeunesse. Bien que Jôshû n’ait commencé ses recherches qu’à près de soixante ans, il devint un grand maître sur le siège des Patriarches. A l’inverse, la jeune fille de la famille Tei, à treize ans, avait déjà longuement étudié, elle devint la fleur de son monastère. Le Dharma ne se révèle dans toute sa majesté que s’il y a eu effort, il ne se distingue que selon la profondeur de la recherche.

C’est pourquoi les religieux qui avaient assidûment étudié les Écritures, comme les lettrés qui avaient lu tous les livres, sont toujours venus en dernier recours, consulter les maîtres du Zen. Ainsi, Yung-chia, homme d’une intelligence exceptionnelle, vint-il trouver Ta-chien (Hui-nêng). La compréhension du Dharma et l’obtention de la Voie dépendent de la force du maître. N’oublions pas que, lorsque nous consultons un maître du Zen, nous devons nous garder, en l’écoutant, de ramener ses instructions à nos conceptions personnelles. Autrement, nous ne pourrions saisir le sens de ses propos et cette entrevue serait inutile. Lorsque nous venons demander conseil à un maître sur le Dharma, il nous faut mettre à nu le corps et l’esprit, purifier la vue et l’ouïe, de façon à recueillir ses instructions, sans rien y ajouter de notre chef. Le corps et l’esprit ne doivent faire qu’un avec l’esprit du maître. Ainsi transvase-t-on l’eau d’un récipient dans un autre. Si l’on est capable d’agir ainsi, on obtiendra son Dharma.

De nos jours, on voit des sots qui prennent en note les propos qu’ils ont entendus, en s’imaginant qu’ils sont semblables aux enseignements des maîtres. Mais ils ne font que confirmer leurs propres convictions. D’autres n’abordent les sûtras qu’en fonction de leurs vues personnelles, ils en tirent un mot ou deux et les considèrent comme l’enseignement du Bouddha. Lorsqu’ils se décident à consulter des maîtres éclairés et qualifiés afin d’écouter leur Dharma, s’il est conforme à leurs conceptions, ils le tiennent pour exact; s’il ne l’est pas, ils le déclarent erroné. Incapable de démêler le vrai du faux, comment pourraient-ils accéder à la Voie véritable ? Même pendant d’innombrables kalpas, ils persévéreront dans l’erreur. Comment ne feraient-ils pas pitié !

Ceux qui l’étudient doivent comprendre que la Voie du Bouddha se situe par-delà les raisonnements, la discrimination, la supputation, l’examen, le savoir et l’intelligence. Si l’on ne dépasse ces limites, on ne demeurera prisonnier toute sa vie et nos pensées ne seront que des jouets. N’est-ce pas pour cela que nous ne sommes pas encore éveillés à la Voie du Bouddha ? Des critères comme le raisonnement et la discrimination sont étrangers à l’étude de la Voie. Si vous vous examinez attentivement vous-mêmes, bien que vous soyez encore tout encombrés de pensées, vous y verrez clair comme dans un miroir. Seuls les maîtres qui ont obtenu le Dharma en connaissent l’accès, non les spécialistes des Ecritures.

Écrit le jour de la « lumière pure » de l’année Kinoe-uma de l’ère Tempuku.

Eihei Dōgen, Dōgen Kigen, soit Dōgen rare mystère ou maître zen Dōgen (1200-1253) est un grand maître de l’école Sōtō du bouddhisme zen, qu’il introduisit au Japon depuis la Chine. Pour décrire ce livre : Lorsque l’on convoite un trésor et que ce trésor est une femme, on ne pense pas qu’on est incapable de le faire sien. De même, pour rechercher la Loi, il faut faire preuve d’une détermination inébranlable. Quand il en est ainsi, les herbes et les arbres, les pierres et les murs vous font don de la vraie Loi. Tel est le principe de la Voie qu’il ne faut jamais oublier. Pour plonger au cœur de la pratique du zen.

Maître Dogen dans Polir la lune et labourer les nuages

Une pièce musicale de Musique Douce Academy · Marco Rinaldo – Voyage pleine lune