Révolutions de Leonard Cohen

Car si l’œuvre de Cohen – voix, parole, poème, chant et danse – se fait tour à tour célébration du monde terrestre, expérimentation des sens, poétisation de la femme et exacerbation de l’amour, elle s’exerce aussi à la démesure. C’est ici que s’érige, peut-être, le paradoxe du «beau ténébreux4»: à l’euphorie et à l’élévation succède inévitablement la chute du poète qui ne dispose d’aucun rempart contre lequel s’adosser. Entre le divin et l’humain subsiste un écart magistral, source de vertige ou vide mortifère: les prophètes hébraïques, tout autant que les philosophes grecs, l’ont bien saisi. Or c’est au cœur de cet abîme où se profilent tantôt les ombres de l’Hadès, tantôt le souffle créateur assurant la cohésion entre l’âme et le corps, que Cohen déploie une parole qui le tient sans cesse en mouvement.

Comment atteindre la «ruach», terme désignant l’Esprit de Dieu (ou l’esprit capable de raison, chez les Grecs), à savoir ce qui préexiste à l’âme comme au corps, dont il reste séparé? Si Cohen aspire à cette présence divine en l’homme qui constitue aussi le principe de son dépassement, c’est en renouant avec la pensée hébraïque, où le corps et l’âme ne forment pas des entités distinctes, qu’il trouvera un apaisement, voire une réconciliation. Selon cette tradition, la chair désigne non pas le corps, mais l’homme lui-même, c’est-à-dire l’humain. Le terme hébraïque «nefesh», qui se rapporte à l’âme, condense cette double signification: organe de la respiration, il qualifie tout autant la personne envisagée sous l’angle du désir. Le Livre d’Isaïe, celui que l’artiste préfère parmi les ouvrages de la Bible, en fournit un excellent exemple: « Et toute cette chair saura que je suis Éternel5.» Par contraste, la pensée bouddhiste dont il s’imprégnera à l’âge de la maturité prône que rien n’est éternel, toute chose conditionnée étant vouée à se transformer ou à disparaître. Chez celui que l’on a surnommé le « parrain de la tristesse » (godfather of gloom), l’influence de ces traditions philosophiques et religieuses à différents moments de sa carrière esquisse donc une quête, celle d’une vie spirituelle menant à la transcendance de la souffrance humaine; en même temps, elle révèle l’un des nombreux paradoxes qui s’instituent au centre de sa vie et de son œuvre.

Chantal Ringuet dans Révolutions de Leonard Cohen

Une pièce musicale de Leonard Cohen – Alléluia – WDR Funkhausorchester