Le ravissement de la raison

Aimer purement, c’est consentir à la distance, c’est adorer la distance entre soi et ce qu’on aime.

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Ne te laisse mettre en prison par aucune affection. Préserve ta solitude. Le jour, s’il ne vient jamais, où une véritable affection te serait donnée, il n’y aurait pas d’opposition entre la solitude intérieure et l’amitié, au contraire. C’est même à ce signe infaillible que tu la reconnaîtras. Les autres affections doivent être disciplinées sévèrement.

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Sous le nom de vérité j’englobais aussi la beauté, la vertu et toute espèce de bien, de sorte qu’il s’agissait pour moi du rapport entre la grâce et le désir. La certitude que j’avais reçue, c’était que quand on désire du pain on ne reçoit pas des pierres.

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Je voyais le critérium des actions imposées par la vocation dans une impulsion essentiellement et manifestement différente de celles qui procèdent de la sensibilité ou de la raison, et ne pas suivre une telle impulsion, quand elle surgissait, même si elle ordonnait des impossibilités, ne paraissait le plus grand des malheurs. C’est ainsi que je concevais l’obéissance, et j’ai mis cette conception à l’épreuve quand je suis entrée et demeurée en usine, alors que je me trouvais dans cet état de douleur intense et ininterrompue que je vous ai récemment avoué. La plus belle vie possible m’a toujours paru être celle où tout est déterminé soit par la contrainte des circonstances, soit par de telles impulsions, et où il n’y a jamais place pour aucun choix.

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Parfois les premiers mots déjà arrachent ma pensée à mon corps et la transportent en un lieu hors de l’espace d’où il n’y a ni perspective ni point de vue. L’espace s’ouvre. L’infinité de l’espace ordinaire de la perception est remplacée par une infinité à la deuxième ou quelquefois troisième puissance. En même temps cette infinité s’emplit de part en part de silence, un silence qui n’est pas une absence de son, qui est l’objet d’une sensation positive, plus positive que celle d’un son. Les bruits, s’il y en a, ne me parviennent qu’après avoir traversé ce silence.

Simone Weil (1909-1943) partage avec Rimbaud, Lautréamont et Kafka le destin que Nietzsche prophétisait pour lui-même : connaître une gloire posthume.

Simone Weil dans Le ravissement de la raison

Une pièce musicale de Pat Metheny – Always and Forever