Éloge

Nous décomptons souvent ce qui nous reste à souffrir. C’est la source de notre malheur. La perspective des heures à endurer est plus lourde que le fardeau lui-même.

Les vieux maîtres de la tradition Zu Ch’an, ancêtres des doctrines zen, enseignaient au contraire l’art de la parfaite momentanéité. Ils travaillaient à se saisir de l’instant comme on attrape un papillon dans un filet de soie. Le secret est de s’extraire de la glu de la durée. Pour éprouver toute l’intensité du moment, il ne faut plus le rapporter à l’expérience du passé ou à l’espoir de l’avenir. En refusant de mesurer la vie avec la toise du temps qui passe, on captera l’énergie de l’immédiat.

Krishnamurti, héritier du Zu Ch’an, professait que « le présent est la seule porte de la réalité ». Il invitait à la pousser et appelait adéquacité cette faculté à goûter totalement les circonstances du moment.

Le penseur Daisetz Teitaro Suzuki écrivait en écho que « l’infini est dans le fini de chaque instant ».

*

La joie de l’expérience intérieure est de se laisser féconder, comme un terreau propice, par des émotions inconnues, portées par le vent des hasards.

*

L’énergie de l’existence se trouve contenue dans la propre incertitude de son déroulement.

*

Souvent les voyageurs justifient leur départ par leur soif de rencontres. Découvrir l’Autre, s’y frotter, le comprendre, l’écouter et l’aimer : motifs des voyages modernes. Serait-ce qu’à la maison, il n’y a personne digne de soi? Serait-ce que l’exotisme confère à l’étranger une valeur suprême? Y aurait-il un rapport entre la profondeur des gens et leur éloignement? Un voyage en des terres désolées, vides de tout être, n’aurait-il pas d’intérêt?

*

« Partir pour rencontrer » entend-on ici et là comme si rencontrer l’autre était équivalent à visiter les temples ou goûter à la cuisine locale. La rencontre est un bonheur fugace, rare, avare de lui-même. Elle survient sur la route. Surtout ne pas aller vers elle! Si elle se décide à venir, alors elle illuminera notre ciel intérieur sans qu’il n’y ait rien à faire.

Sylvain Tesson dans Éloge de l’énergie vagabonde

Une pièce musicale de Vangelis – Ask The Mountains