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La vie est un combat où la tristesse entraîne la défaite.

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Si une marque d’affection peut parfois être comprise comme une offense, peut-être que le geste d’aimer n’est pas universel : il doit être traduit d’une langue à l’autre, il doit être appris. Dans le cas du vietnamien, il est possible de classifier, de quantifier le geste d’aimer par des mots spécifiques : aimer par goût (thich), aimer sans être amoureux (thu’o’ng), aimer amoureusement (yêu), aimer avec ivresse (mê), aimer aveuglément (mù quang), aimer par gratitude (tinh nghia). Il est donc impossible d’aimer tout court, d’aimer dans sa tête.

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Mes parents nous rappellent souvent à mes frères et à moi, qu’ils n’auront pas d’argent à nous laisser en héritage, mais je crois qu’ils nous ont déjà légué la richesse de leur mémoire, qui nous permet de saisir la beauté d’une grappe de glycine, la fragilité d’un mot, la force de l’émerveillement.

Plus encore, ils nous ont offerts des pieds pour marcher jusqu’à nos rêves, jusqu’à l’infini.

C’est peut-être suffisant comme bagage pour continuer notre voyage par nous-mêmes. Sinon, nous encombrerions inutilement notre trajet avec des biens à transporter, à assurer, à entretenir.

Un dicton vietnamien dit : « Seuls ceux qui ont des cheveux longs ont peur, car personne ne peut tirer les cheveux de celui qui n’en a pas ».

Alors j’essaie le plus possible de n’acquérir que des choses qui ne dépassent pas les limites de mon corps.

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Petite, je croyais que la guerre et la paix étaient deux antonymes.

Et pourtant, j’ai vécu dans la paix pendant que le Vietnam était en feu, et j’ai eu connaissance de la guerre après que le Vietnam eut rangé ses armes.

Je crois que la guerre et la paix sont en fait des amies et qu’elles se moquent de nous. Elles nous traitent en ennemis quand ça leur plait, comme ça leur convient, sans se soucier de la définition ou du rôle que nous leur donnons. Il ne faut donc peut-être pas se fier à l’apparence de l’une ou de l’autre pour choisir la direction de notre regard.

Kim Thúy (1968- ) est une écrivaine québécoise d’origine vietnamienne. Elle est née pendant l’offensive du Têt. À 10 ans, sa famille et elle fuyaient le Vietnam cachés dans la cale d’un bateau, entassés les uns sur les autres. Après avoir vécu quatre mois en Malaisie dans un camp de réfugiés, ils se sont installés à Granby au Canada.

Kim Thúy dans Ru

Une pièce musicale Now We Are Free of Hans Zimmer – Janinto&Yejin