L’inouï de la vie

Commencer effectivement d’exister (entrer dans une « seconde vie ») sera procéder précisément à ce découvrement de la vie, ou commencer d’entendre son inouï – le reste (la vie « morale ») n’étant plus, alors, que de conséquence. Se vérifie du même coup, une fois encore, la différence de l’inouï et de l’inconnu. Si l’inconnu de la vie est ce que nous en réserve l’avenir et qu’on ne connaît pas (si l’on réussira quand on mourra…), l’inouï de la vie est cet en soi de la vie – ou la vie dans son en soi – à quoi, parce qu’on ne cesse de le réduire par assimilation, on n’accède pas.

Mais que cette vie se trouve soudain en danger, après un accident, la maladie, quand nous l’avons « échappé belle », cette vie enlisée alors se craquelle et laisse entre-voir, de dessous son recouvrement, dans sa fissure, son inouï. Devant la mort de l’Autre, nous effleure l’inouï de la vie.

*

On ne « choisit » pas, à rigoureusement parler, de prêter l’oreille à l’inouï, puisque de cet inouï on ne sait rien d’avance et qu’il ne peut donc aucunement entrer en balance. Mais on peut oser s’y décider (ou décider de l’oser) : par ce qu’il implique en lui-même de rupture, oser est affaire de décision, sans choix possible.

C’est même selon cette décision, oser ou non, que ne cesse de se partager l’humanité, en tout homme comme entre les hommes. Il y a l’humanité qui se décide – se risque – à affronter l’inouï et l’autre. Il y a celle qui franchit le pas et s’ouvre au vertigineux que recouvre une si lassante banalité.

Comme il y a l’humanité résignée, prudente ou peureuse, qui n’ose pas : qui fait semblant de ne jamais entendre cet inouï et bientôt effectivement ne l’entend plus. Celle-ci se replie confortablement sur la normalité de l’étale, sa conformité rassurante. Même la mort fracturant l’étale de la vie, elle a tôt fait de la ranger, autant qu’elle peut, dans la naturalité ou bien la fatalité, dans l’anecdotique ou l’indécent, afin d’en recouvrir désespérément la rupture. La vie, comme la parole, elle la rabat d’emblée dans le déjà dit – déjà vécu – déjà pensé, imposant son plafond bas à l’expérience et ratant d’avance toute possibilité d’existence. Elle n’a plus soupçon d’un possible inouï ou, quand elle le frôle, elle l’esquive et s’en prémunit par autant de fortifications de sable, à quoi lui serve les intérêts de pouvoir et d’argent, les ambitions sans audace et tous les jeux rusés de la société.

François Jullien (1951- ) est un philosophe et sinologue français.

François Jullien dans L’inouï Ou l’autre nom de ce si lassant réel

Une pièce musicale de Fauré – Sicilienne

Laisser un commentaire