
Oh! s’éveiller chaque matin
– et pourquoi pas chaque minute –
et regarder le monde qui commence
*
Les vrais yeux travaillent en dedans de nous.
Tant pis si le vocabulaire fait défaut, s’il est faible.
Voir, c’est un acte fondamental de la vie, un acte indéchirable, indestructible, indépendant des outils physiques dont il se sert.
Voir, c’est un mouvement que la vie fait en nous, avant les objets, avant toute détermination extérieure. Avant les objets, et après eux si, par accident, les instruments matériels de la rencontre viennent à manquer.
C’est au dedans de vous que vous voyez.
Si la lumière intérieure ne nous était pas donnée d’abord, et par conséquent les couleurs aussi, les couleurs qui sont la monnaie de la lumière, jamais nous ne pourrions admirer les couleurs du monde.
Voilà ce que je sais après vingt-cinq ans de cécité.
*
Quand je dis « lumière », je ne songe pas aux objets lumineux, au tourbillon de reflets et d’oscillations qui forme l’univers visuel.
Je songe à la source qui, elle, est au-dedans.
La source précède le fleuve et tous les accidents de son cours, tous les objets vus. On peut tarir les objets, la source demeure.
Ce courant essentiel de lumière, cette puissance de lumière qui n’attend pas, pour être, que nous nous servions d’elle, elle est canalisée pour vous, commodément, pratiquement, à travers les yeux du corps. Il en résulte un monde, le vôtre. Mais si les yeux sont fermés accidentellement, elle n’en crée pas moins un monde : le mien, le mien puisque c’est moi qui parle.
Sont-ils semblables, ces deux mondes ? Oui. Je n’hésite pas à le dire, parce que, depuis plus de vingt ans, leur coïncidence m’a frappé cent fois. Pourtant, cela n’est pas vrai au sens banal du mot « semblable ».
Ne me demandez pas, par exemple, de vous dire si vous êtes blonde ou brune, maigre ou ventripotent, de le deviner. Ne faites pas cela, tout simplement parce que ces questions ne concernent pas la vue, mais les reflets seulement, et les plus futiles. Je ne vous vois pas blonde ou brune, peignée ou les cheveux fous, levant le bras ou le baissant. Je vous vois, ce qui est une autre affaire.
Jacques Lusseyran (1924-1971) était un résistant français. Devenu complètement aveugle à l’âge de huit ans, il poursuivit néanmoins sa scolarité dans des écoles « normales » et mena des études de philosophie et littérature. En 1941, il co-fonde un groupe de résistance, Défense de la France, qui publie un journal clandestin éponyme, qui à la libération deviendra France-Soir.
Jacques Lusseyran dans Le monde commence aujourd’hui
Une pièce musicale de Iftekharul Anam – Lament

Merci bonne journée
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Superbe !
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