Dans la lumière de notre ignorance

Quel mot utiliserai-je quand je parlerai de toi après qu’il y aura eu toi ? J’ai l’impression que je n’arrive qu’à te penser au présent ou au futur. Dans mon cœur, tu es et tu seras. Jamais je ne pourrai dire que tu étais. Le dictionnaire ne comporte aucun terme juste pour qualifier un être aimé et qui meurt en aimant.

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Laisse-moi te raconter, Simon, ce que nous étions. Ce que nous étions avant de savoir, avant d’être fauchés de notre avenir. … Je me souviens de notre légèreté. Nous étions plus, nous étions bulle, nous étions souffle et azur. De ces soirées enivrantes, boulimie de cinéma et quintessence d’alcool. Fous rires à en perdre le souffle, expansion spirituelle et absorption de l’autre et par l’autre.

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Avant la maladie, avant l’opération, avant les crises d’épilepsie, avant les journées flottantes et les séjours à l’hôpital prévus et imprévus, avant le mauvais pronostic, avant ta torture quotidienne, avant notre petite fin du monde, il m’arrivait souvent de penser que les probabilités étaient que je te perde éventuellement. Je présageais péniblement que tu allais partir le premier étant donné les deux décennies qui séparent nos naissances.

Déjà, cette pensée me faisait mourir un peu. Je me projetais, retraitée ou presque, à ton chevet dans une chambre d’hôpital ou à tes obsèques. Je voyais même la suite, mon deuil interminable, mes longues heures de larmes quotidiennes, ma difficulté à donner un sens aux jours qui passent en ton absence.

Tout était prévu : la solitude, le vide, le chagrin, la perte.

Si cette image me terrifiait, je me consolais en me disant que cette souffrance était reléguée à un avenir lointain, que nous aurions encore une foule d’occasions de créer des souvenirs, d’avoir des projets, de faire l’amour furieusement, les larmes aux yeux de plénitude, de s’aimer à la folie et à travers toutes nos folies. Je nous fabriquais un futur à notre image qui me faisait assumer pleinement notre différence d’âge, un futur doux, avec une dose parfaite d’extravagance et de tendresse.

Jamais dans mes calculs je n’avais anticipé de départ précipité, de fin prématurée, de solitude précoce.

J’ai l’impression d’avoir foncé la tête première sur une poutrelle en acier alors que je faisais la fête dans une décapotable.

Marianne Marquis-Gravel signe ici son premier livre, un texte intense qui vient nous chercher et qui nous invite à profiter pleinement de chaque moment.

Marianne Marquis-Gravel dans Dans la lumière de notre ignorance

Une pièce musicale de Kyle Warr – Wonder

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