Ce qu’est le vrai enseignement (2)

Dans une vie presque entièrement servie par des machines, que deviendraient les hommes? Ils auraient de plus en plus de loisirs sans savoir les employer avec sagesse et chercheraient des évasions dans l’érudition, dans des amusements abêtissants, dans des idéals. Je crois que l’on a écrit de nombreux volumes sur l’idéal dans l’éducation, et pourtant notre confusion à ce sujet est plus grande qu’elle ne l’a jamais été. Il ne peut pas exister de méthode pour l’enseignement de l’intégration et de la liberté. Tant que ce sont les principes, les idéals, les méthodes qui nous importent, nous ne faisons rien pour aider l’individu à se libérer de sa propre activité égocentrique, avec ce qu’elle comporte d’angoisses et de conflits. Aucun idéal, aucun plan utopique d’une Cité future ne provoqueront le bouleversement radical des cœurs qui est essentiel si l’on veut mettre fin à la guerre et éviter la destruction universelle. Aucun idéal ne peut modifier nos valeurs actuelles. Celles-ci ne peuvent être rejetées qu’au moyen d’une éducation vraie, basée sur la compréhension de « ce qui est ». Lorsque nous travaillons ensemble pour un idéal, pour un avenir, nous façonnons des individus selon notre conception du futur ; ils ne nous intéressent pas en tant qu’êtres humains car c’est notre idée de ce que ces individus devraient être qui, seule, nous intéresse. « Ce qui devrait être » devient beaucoup plus important pour nous que « ce qui est », c’est-à-dire l’individu avec ses complexités telles qu’elles existent. Mais si nous commençons à comprendre l’individu directement au lieu de le regarder à travers l’écran de ce que nous imaginons qu’il « devrait être », aussitôt, c’est « ce qui est » qui nous occupe. Et alors, nous ne cherchons plus à transformer l’individu et notre principal intérêt est de l’aider à se comprendre lui-même. En cela, il n’entre en jeu aucun mobile, aucun profit personnels. Si nous sommes pleinement conscients de « ce qui est », nous le comprenons et par conséquent nous en sommes libres ; mais pour être conscients de ce que nous sommes, nous devons cesser de nous efforcer d’atteindre quelque chose que nous ne sommes pas. L’idéal n’a aucune place dans l’éducation car il empêche la compréhension du présent: l’on ne peut être conscient de « ce qui est » que lorsqu’on ne s’évade pas dans le futur. Être tourné vers le futur, s’efforcer d’atteindre un idéal, cela révèle une paresse d’esprit et le désir d’éviter le présent. La poursuite d’une utopie préfabriquée n’est-elle pas une négation de la liberté et de l’intégration de l’individu?

Lorsque l’on a un idéal en vue, un modèle, lorsque l’on a une formule de ce qui devrait être, ne mène-t-on pas une vie superficielle et automatique? Nous avons besoin, non pas d’idéalistes ou d’entités possédant un esprit mécanisé, mais d’êtres humains intégrés, intelligents et libres. Vouloir mettre en application un projet de société parfaite c’est se batailler et verser le sang pour ce qui « devrait être », tout en ignorant ce qui « est ». Si les êtres humains étaient des entités mécaniques, des machines automatiques, le monde futur serait prévisible et des plans pour une utopie parfaite pourraient être dressés. Nous pourrions alors élaborer soigneusement les cadres d’une société future et nous orienter vers leur mise en exécution. Mais les êtres humains ne sont pas des machines que l’on puisse installer selon des conceptions définies.

Jiddu Krishnamurti dans Ce qu’est le vrai enseignement

Une pièce musicale Adagio de Johann Sebastian Bach

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