Le pays qu’habitait Albert Einstein

Les yeux rivés sur mon verre de thé, je ne voyais toujours qu’un liquide calme, inerte, homogène et continu en apparence, alors même que je le savais siège de discrètes violences entre des petits corps que mes yeux ne pouvaient détecter. Me revint en mémoire une remarque de Schopenhauer : Avoir du talent, c’est atteindre un but que les autres ne peuvent pas atteindre ; avoir du génie, c’est atteindre un but que les autres ne peuvent même pas voir.

Je bus lentement mon thé, inhabituellement conscient des milliards de myriades d’atomes d’hydrogène et d’oxygène que j’ingurgitais à chaque gorgée. Et je me pris à songer à leur céleste lignée, encore mal connue à l’époque d’Einstein : les atomes d’hydrogène se sont formés dans l’univers primordial – il y a plus de treize milliards d’années – et ceux d’oxygène dans le cœur brûlant d’une étoile – il y a environ cinq milliards d’années -, qui les a ensuite dispersés dans le vide intergalactique. La matière du présent provient de vertigineusement loin. Ma lente désaltération devenait ainsi un acte grave et profond, un geste qui me reliait intimement à l’histoire de l’univers : mon corps absorbait en définitive des bribes de l’aurore du monde mélangées à des cendres plus tardives du feu stellaire

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Einstein était conscient de ne pas procéder comme les autres, de faire instinctivement le pas de côté qui lui permettait de regarder les situations sous des angles inédits.

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Pays de l’imagination, des expériences de pensée, du pas de côté, irrigué par d’intenses dispositions spirituelles. Celle, notamment, qui fait éprouver le mystère du monde : « c’est l’expérience la plus belle et la plus profonde que puisse faire l’homme, écrivit-il. C’est sur lui [ le mystère ] que se fondent les religions et toute activité sérieuse de l’art ou de la science. Celui qui n’en fait pas l’expérience me semble être, sinon un mort, du moins un aveugle. » Phrases en apparence banales, en vérité provocatrices pour le lecteur d’aujourd’hui. L’excitation médiatique, l’hédonisme institué en règle de vie, l’eschatologie consumériste de notre société ne conjuguent-ils pas leurs échappements délétères pour anesthésier notre sensation d’un ciel ? Où sont les hauteurs vers lesquelles lever les yeux ? Einstein, j’en suis certain, aurait percé des brèches dans le couvercle qui ferme nos horizons, et promu une sorte de psychisme ascensionnel, qui coupe l’envie d’évoluer dans les basses régions.

Enfin, et surtout, Einstein aimait la musique, d’un amour irrépressible, vaste et joyeux. La musique qui, à l’instar des équations, ne relève pas des mots, mais des notes, des sons. Elle était l’éther, un éther bien réel cette fois, qui soutenait l’ondulation de sa pensée et transportait son âme.

Étienne Klein (1958) est un physicien et philosophe des sciences français. Albert Einstein (1879-1955), c’est l’audace intellectuelle alliée à une fraîcheur déconcertante, c’est l’imagination ardente soutenue par une obstination imperturbable. Mais comment approcher une façon de penser et de créer à nulle autre pareille ?

Étienne Klein est parti sur ses traces

Étienne Klein dans Le pays qu’habitait Albert Einstein

Une pièce musicale de Richard Wagner – Parsifal