Lorsque j’étais une œuvre d’art

Mon jeune ami, chacun de nous a trois existences. Une existence de chose : nous sommes un corps. Une existence d’esprit : nous sommes une conscience. Et une existence de discours : nous sommes ce dont les autres parlent. La première existence, celle du corps, ne nous doit rien, nous ne choisissons ni d’être petit ou bossu, ni de grandir ni de vieillir, pas plus de naître que de mourir. La deuxième existence, celle de la conscience, se montre très décevante à son tour : nous ne pouvons prendre conscience que de ce qui est, de ce que nous sommes, autant dire que la conscience n’est qu’un pinceau gluant docile qui colle à la réalité. Seule la troisième existence nous permet d’intervenir dans notre destin, elle nous offre un théâtre, une scène, un public ; nous provoquons, démentons, créons, manipulons les perceptions des autres ; pour peu que nous soyons doués, ce qu’ils disent dépend de nous.

*

Jeune, j’ai voulu que la beauté soit en moi, j’ai été malheureux. Maintenant, je sais qu’elle est partout autour de moi, je l’accepte.

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– C’est très gênant pour moi d’avoir à vous exposer qui je suis.

– Non, c’est gênant pour ma modestie, monsieur.

– C’est gênant pour ma modestie. Parce que je suis Zeus-Peter Lama, le plus grand peintre et le plus grand sculpteur de notre temps.

Il se leva, but une gorgée, haussa les épaules et fixa ses yeux perçants sur moi.

– N’y allons pas par quatre chemins : je suis un génie. Je n’en serais pas un si je l’ignorais, d’ailleurs. Je me suis fait connaitre à l’âge de quinze ans par mes peintures sur savon noir. A vingt ans, je sculptais la paille. A vingt-deux, j’ai coloré le Danube. A vingt-cinq, j’ai emballé la statue de la Liberté dans du papier tue-mouches. A trente ans, j’ai achevé ma première série de bustes en miel liquide. Après, tout s’est enchainé… Je n’ai jamais ramé, mon jeune ami, jamais bouffé des nouilles ni de la vache enragée. J’ai toujours eu le cul dans le beurre, je suis connu et reconnu dans le monde entier, sauf par des cas psychiatriques comme vous, chacun de mes gestes vaut une fortune, le moindre gribouillis me rapporte le salaire à vie d’un professeur, je suis riche à crever mais pas près de crever pour autant. Bref, pour dire les choses en peu de mots, j’ai le génie, la gloire, la beauté, l’argent. Agaçant, non ? *

Je ressentais une émotion longue, bouleversante, violente, entre la stupeur et l’émerveillement: j’éprouvais le bonheur d’exister. La joie simple d’être au milieu d’un monde si beau. N’être pas grand-chose et beaucoup à la fois: une fenêtre ouverte sur l’univers qui me dépasse, le cadre dans lequel l’espace devient un tableau, une goutte dans un océan, une goutte lucide qui se rend compte qu’elle existe et que, par elle, l’océan existe. Minuscule et grande. Intense et misérable.

Éric-Emmanuel Schmitt dans Lorsque j’étais une œuvre d’art

Une pièce musicale de Mandala Dreams State of Zen