Le grand souffle

Calmement, clairement, je regarde le monde et je dis : tout cela, que je contemple, que je perçois, que je savoure, que je flaire et que je touche, tout cela est une fiction de mon esprit.

C’est à l’intérieur de mon crâne que se lève et se couche le soleil. À l’une de mes tempes apparaît le soleil, à l’autre il disparaît.

C’est dans mon cerveau que brillent les étoiles.

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Dieu lutte dans chaque chose, les mains tendues vers la lumière. Quelle lumière ? Celle qui est au-dehors et au-delà de chaque chose !

L’essence de notre Dieu n’est pas seulement la douleur, ni l’espérance d’une vie future, ni cette espérance terrestre, ni la joie ni la victoire. Chaque religion, érigeant en un culte l’un de ces aspects primitifs de Dieu, rétrécit notre cœur et notre esprit.

L’essence de notre Dieu est la LUTTE. Dans cette lutte se déploient et œuvrent sans cesse la douleur, le joie et l’espérance.

L’ascension, le combat contre le courant contraire, engendrent la douleur. Mais la douleur n’est pas le monarque absolu. Chaque victoire, chaque équilibration provisoire au cours de l’ascension emplit de joie chaque être vivant, qui respire, se nourrit, aime et met au monde.

Mais du sein de la joie et de la douleur jaillit éternellement l’espérance d’échapper à la douleur, de dilater la joie.

Et recommence encore l’ascension – la douleur ; la joie revient et l’espérance rejaillit. Jamais le cercle ne se referme. Ce n’est pas un cercle, c’est une spirale qui monte sans arrêt, dilatant, filant et dévidant la lutte des trois éléments.

Quel est le but de cette lutte ? C’est la question que pose le misérable esprit de l’homme, toujours individualiste, oubliant que le Grand Souffle n’œuvre pas dans le temps, l’espace et la causalité de l’homme.

Le Grand Souffle est au-dessus de ces questions humaines. Il a de riches élans, vagabonds, que nous imaginons, à cause de la courte vue de notre esprit, contradictoires. Mais dans l’essence de la divinité, ils fraternisent et se battent tous ensemble, collaborateurs fidèles.

Le souffle primitif se ramifie, se répand, lutte, échoue, réussit, s’exerce. Il est la Rose des Vents !

Nous naviguons nous-aussi et nous voyageons, bon gré mal gré, que nous le sachions ou non, parmi les expériences divines. Ainsi, pour nous aussi, notre marche a des éléments éternels, sans commencement ni fin, elle vient au secours de Dieu, elle court des risques avec lui.

Nicos Kazantzakis (1883-1957), l’auteur de La Dernière Tentation du Christ et d’Alexis Zorba, a rassemblé dans cet essai intense et poétique l’essentiel des interrogations philosophiques et spirituelles qui ont nourri son œuvre et animé ses principaux personnages.

Influencé par Nietzsche et Bergson, Kazantsakis procède à une remise en question radicale de la place de l’individu dans le monde et de son rapport à une transcendance. Pour lui, le sens d’une vie se situe à l’échelle de l’histoire universelle, et réciproquement, les actions de l’individu ont une portée qui dépasse l’échelle de sa propre vie.

Nikos Kazantzakis dans Ascèse

Une pièce musicale de Hespèrion XXI Jordi Savall – Folias Criollas