Désir de silence

Déposer pour quelques minutes, quelques heures, la contrainte sociale. Se reconnaître simplement vivant même quand les autres vivants ne sont pas là, c’est enrichir sa façon d’habiter le réel. C’est s’accorder un peu mieux avec l’habit de chair que nous avons revêtu au jour de notre conception. Parce qu’il ne saurait y avoir d’expérience sans fécondité et qu’il ne tient qu’à nous que ce que nous vivons, même le plus déconcertant, même le plus âpre, porte un fruit – et si possible un fruit qui ne soit pas amer – l’expérience du silence est à tenter. Un temps dont les fruits se révèleront peut-être tardifs, peut-être discrets. Mais qui pourrait imaginer qu’il n’y ait aucune suite à cette expérience-là ?

Que l’on s’arrête un moment sur l’image de la jachère. Il y a autant de différence entre ce qui est utile et ce qui est fécond qu’entre le champ cultivé et la terre laissée en repos.

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Quels sont les moineaux de nos vies, ces sentiments tenaces et négligés, ces idées saugrenues, ces désirs qui ne demandent qu’à germer ? Quelles sont ces herbes folles dont on ignore jusqu’au nom faute de leur accorder une place dans nos vies trop sages et qui, pour peu qu’on leur prête vie, nous réserveraient l’émerveillement d’un épi chargé de grains ? Quelles sont ces petites voix trop basses que nous avons cessé d’entendre sans nous en rendre compte ?

Oui, le temps du silence est temps de jachère.

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Chut. Marquons une pause, taisons-nous un peu. Offrons parfois, si peu que cela soit, la possibilité d’une écoute. Faisons place à la parole de l’autre. Donnons à sa voix et à ses mots vrais une chance d’émerger : « Et toi, comment vas-tu aujourd’hui ? Mon ami, mon frère, qu’as-tu à me dire ? Comment va ta vie ? Qui es-tu ?

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Dans le plein silence, dans cette présence au monde que je rêve la plus nue et la plus apaisée possible, le réel entier me rejoint. Ce ne sont plus seulement mes frères humains à qui je fais place mais voici mes frères non-humains : les arbres et les herbes, les oiseaux et les insectes, les éveillés à plumes, à poils et à écailles… Je sens battre ma vie et, parce que j’en suis consciente, viennent à ma conscience toutes ces vies qui ne sont les miennes et qui toutes ensemble battent, pulsent, et chantent et s’agitent et font avec moi monde commun. Le matin bruit de battements d’ailes, de grattements de froissements. Le hérisson ronchonne sous le laurier, les fleurs de lilas se défroissent imperceptiblement. Le ver de terre pousse son tunnel sous les tulipes, trois hérons remontent la rivière et en haut du sapin le merle s’égosille ; autour de moi la ville s’éveille. Je ne suis qu’une poussière dans le vivant multiple.

Jamais seule.

Oui : je me tais et voici que tout me parle.

Anne Le Maître (1972) est auteure et aquarelliste.

Anne le Maître dans Un si grand désir de silence

Ue pièce musicale de Salomone Rossi (1570-1630): Sonata in dialogo detta la Viena, Bergamasca