
Nous faisons halte et nous descendons de voiture. Une vive fusillade a éclaté dans la campagne.
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Un homme, une famille, peut-être, viennent de couler d’un monde dans l’autre. Ils glissent déjà sous les herbes. Mais ce vent du soir…Cette végétation…Cette fumée légère…Tout continue autour des morts.
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On nous raconte qu’une jeune fille a été tuée parmi ses frères, mais ce sont de bruits incertains.
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J’ai bien touché ici la contradiction que je ne saurais point résoudre. Car la grandeur de l’homme n’est pas faite de la seule destinée de l’espèce : chaque individu est un empire.
Quand la mine s’est éboulée, et s’est refermée sur un seul mineur, la vie de la cité est suspendue. Les camarades, les enfants, les femmes restent sur place, dans l’angoisse, tandis que les sauveteurs, sous leurs pieds, fouillent de leur pic les entrailles de la terre.
S’agit-il de sauver une unité parmi la foule ? S’agit-il de délivrer un être humain, comme on délivrerait un cheval, après avoir pesé les services qu’il rendra encore ? Dix camarades périront peut-être dans leur entreprise de secours, quel mauvais calcul des bénéfices … Mais il ne s’agit pas de sauver un termite parmi les termites de la termitière, mais une conscience, mais un empire dont l’importance ne se mesure point. Sous le crâne étroit de ce mineur que des madriers ont pris au piège, repose un monde. Des parents, des amis, un foyer, la soupe chaude du soir, des chansons pour les jours de fête, des tendresses et des colères, et peut-être même un élan social, un grand amour universel. Comment mesurer l’homme ? L’ancêtre de celui-là a dessiné, une fois, un renne sur la paroi d’une caverne, et son geste, deux cent mille ans plus tard, rayonne encore. Il nous émeut. Il se prolonge encore en nous. Un geste d’homme est une source éternelle.
Dussions-nous périr, de son puits de mine nous remonterons ce mineur universel bien que solitaire.
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Les hommes ne se respectent plus les uns les autres. Huissiers sans âme, ils dispersent au vent un mobilier sans savoir qu’ils anéantissent un royaume…. Voici des comités qui s’adjugent le droit d’épurer, au nom de critériums qui, s’ils changent deux ou trois fois, ne laissent derrière eux que des morts.
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En Espagne, il y a des foules en mouvement, mais l’individu, cet univers, du fond de son puits de mine, appelle en vain à son secours.
Antoine de Saint-Exupéry 1900-1944 était un aviateur et écrivain français.
Il aspirait à un monde où l’action et le rêve fussent intimement liés, convaincu qu’en cette coïncidence résidait la vérité de l’expérience vécue. Sa voie fut celle du consentement au risque : le désert et les périls aériens, qui ouvrent alors au trésor caché de l’existence, à la révélation de ce qui nous tient fraternellement et spirituellement aux nôtres et au monde.
Antoine de Saint-Exupéry dans Du vent, du sable et des étoiles
Une pièce musicale de Ildar Kamalov – Torgyn |
