Hillesum

Je me suis arrêtée sur le petit pont et j’ai déposé toute ma tendresse dans cette nuit, je l’ai donnée au ciel tout constellé, à l’eau et au petit pont. Et ce fut mon meilleur moment de la journée. 25 avril 1942

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Ne pas parler, ne pas écouter le monde extérieur, mais observer un silence total et laisser résonner en soi ce que l’on a de plus personnel et privé, et cela l’écouter

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Parfois, la chose la plus importante de votre journée est le repos que vous prenez entre deux respirations profondes…

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Relâcher son emprise crispée sur la journée. Je crois que jusque dans leurs nuits, beaucoup de gens gardent serré dans leurs griffes avides/affamées un morceau de la journée. Ce devrait être chaque soir un geste d’abandon et de détente: laisser aller la journée, avec tout ce qu’elle a comporté. Et se résigner à tout ce qu’on n’a pas pu mener à bien dans la journée, en sachant qu’une nouvelle journée va venir. Il faut aborder la nuit avec pour ainsi dire les mains vides, ouvertes, dont on a laissé la journée glisser. Alors seulement on peut vraiment se reposer. Et dans ces mains vides et reposées, qui n’ont rien souhaité retenir et où il n’y a plus un seul désir, on reçoit en se réveillant, une nouvelle journée.

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Beaucoup, ici, sentent dépérir leur amour du prochain parce qu’il n’est pas nourri de l’extérieur. Les gens, ici, ne vous donnent pas tellement l’occasion de les aimer, dit-on.  » La masse est un monstre hideux, les individus sont pitoyables », a dit quelqu’un. Mais, pour ma part, je ne cesse de faire cette expérience intérieure : il n’existe aucun lien de causalité entre le comportement des gens et l’amour que l’on éprouve pour eux. Cet amour du prochain est comme une prière élémentaire qui vous aide à vivre. La personne même de ce « prochain » ne fait pas grand-chose à l’affaire. Ah ! Maria, il règne ici une certaine pénurie d’amour et, moi, je m’en sens si étonnamment riche ; je serais bien en peine de l’expliquer aux autres.

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Chaque jour je dis adieu. Le véritable adieu ne sera plus alors qu’une petite confirmation de ce qui se sera accompli en moi, de jour en jour.

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Ce volume donne une image riche, nuancée et authentique d’une jeune femme d’exception: non pas une sainte étrangère au monde, mais une personnalité audacieuse et libertine. Amoureuse de la vie, qui tente de dompter des dons intellectuels et artistiques dont le foisonnement anarchique l’entrave. C’est aussi un merveilleux journal intime. La chronique minutieuse et inlassable d’une passion, avec ses moments exaltants et ses crises de jalousie. Et en contrepoint des tentatives toujours recommencées pour reconquérir un peu de distance et de sérénité. En outre, ce qu’on n’a jamais dit, Etty Hillesum a beaucoup d’humour et un vrai talent satirique, qui éclate dans le tableau qu’elle brosse de son entourage, même dans les heures les plus tragiques. Cette œuvre nous confronte au mystère d’un cheminement spirituel qui est un refuge sans être un rejet du monde et des hommes, qui semble au contraire être un acquiescement. Parfois même un émerveillement, et ce au pire moment de notre histoire.

Etty Hillesum dans Les Écrits d’Etty Hillesum : Journaux et Lettres, 1941-1943

Une pièce musicale de Jewish Prayer | Prière Juive – Sonia Wieder-Atherton