Le miracle du réconfort

C’est un soleil de printemps qui éclaire notre visage. Tout est calme et paisible autour de nous. Pour une fois, nous avons le temps de nous installer confortablement et de nous plonger dans un livre. On se laisse prendre par l’histoire, et puis soudain, au détour d’une page, un paragraphe nous touche particulièrement. On est si ému qu’on se sent en communion avec les mots. Ce phénomène a un nom, il se nomme l’« empathie esthétique ». Après la stimulation des zones sensorielles appropriées par la lecture, notre cerveau se comporte comme si le texte ou les personnages en avaient pris possession. Le phénomène est identique si l’on écoute une musique ou si l’on admire une œuvre. Nous les ressentons de l’intérieur. Le neurologue Pierre Lemarquis, dans son ouvrage phare intitulé justement L’Empathie esthétique, décrit ce fonctionnement ainsi : « Il ne s’agit pas d’un simple phénomène en miroir, mais d’une véritable modification de nos circuits neuronaux sculptés par les œuvres pouvant aboutir à des processus émergents, une nouvelle vision de soi et du monde, le tout, c’est-à-dire l’œuvre, le spectateur et les liens tissés entre eux étant plus que la somme des parties. Il s’agit d’un art de la mémoire poussé à l’extrême puisque le créateur via son œuvre vit à nouveau dans le cerveau du spectateur qui assumera sa quête d’éternité en l’incorporant, le nourrissant de sa propre chair comme un nouveau-né. » Ce qu’il faut saisir, c’est qu’en lisant ce paragraphe, tranquillement isolé sous les rayons de notre soleil de printemps, nous devenons les mots que nous venons de lire et l’œuvre vit à travers nous. Nous agrandissons notre univers. Les œuvres ouvrent des espaces autour de nous et bousculent nos temporalités. À l’instant où nous en jouissons, nous sommes ce passage de Tolstoï, cette toile de Russell, cette musique de Beethoven. Qu’importe le flux des siècles, nous vivons à travers elles et nous continuons à les faire vivre. Le plaisir esthétique, analysé ici à travers l’empathie, nous permet d’entrevoir quelque chose de plus grand que nous.

C’est aussi l’empathie esthétique qui, par exemple, explique pourquoi lire des romans n’est pas qu’un plaisir solitaire, au contraire. Pour la philosophe américaine Martha Nussbaum : « la littérature est une extension de la vie, non seulement horizontalement, mettant le lecteur en contact avec des événements ou des lieux ou des personnes ou des problèmes qu’il n’a pas rencontrés en dehors de cela, mais également, pour ainsi dire, verticalement, donnant au lecteur une expérience qui est plus profonde, plus aiguë et plus précise qu’une bonne partie des choses qui se passent dans la vie ». Les réseaux du cerveau utilisés pour comprendre les histoires se mêlent à ceux qui sont impliqués dans nos interactions sociales. Les désirs, les gouffres, les triomphes des personnages éclairent les nôtres, nourrissent notre quotidien. Idem à travers les autres supports, face au beau nous gagnons, non seulement en liberté et en harmonie, comme nous l’évoquions aux côtés de Kant, mais aussi en épaisseur, en subtilité, en amplitude émotionnelle. L’œuvre est vivante face à nous. Et cette palette d’émotions, ainsi déployée, provoque une foule de réactions chimiques dans notre cerveau. Le beau nous fait sécréter de la dopamine, l’hormone du plaisir, de la sérotonine qui agit comme un régulateur d’humeur, de l’endorphine, qui nous aide à nous sentir bien, et de l’ocytocine, responsable du sentiment d’attachement et d’amour. Ce cocktail miraculeux vient caresser notre cerveau et agit comme un véritable médicament. Ces substances, fondamentales pour notre existence, jaillissent au contact du beau.

Marie Robert (1985- ) enseigne la philosophie et le français aussi bien à l’université qu’au lycée. Études à l’université Paris-Descartes : Licence, Maîtrise, Master spécialité logique, philosophie, histoire, sociologie des sciences. Son intérêt porte particulièrement sur la philosophie du langage et sur les conditions de la fiction.

Marie Robert dans Le miracle du réconfort

Une pièce musicale de Garbarek, Morales: Parce Mihi Domine