L’art de relire

Je viens de placer sur la petite étagère, près de mon lit, des livres qui, d’une manière ou d’une autre, m’ont touché. Pas forcément des chefs-d’œuvre de la littérature universelle, plutôt des livres que j’ai envie de relire pour le simple plaisir de me retrouver dans un monde que je sais agréable pour l’avoir déjà visité. Et c’est toujours un peu angoissant de relire, près de 30 ans plus tard, un livre qui nous avait plu. L’impression de retrouver un vieil ami qu’on a perdu de vue depuis longtemps. Peut-être que c’est un vieux réactionnaire, aujourd’hui. Mais nous aussi, on a changé. On n’est plus si impressionnable, ce qui est dommage en un certain sens. Mais ce qui pourrait avoir vraiment changé, c’est notre rapport au temps. La première fois que j’ai lu « L’Écume des jours » c’était dans une baignoire à Montréal, et je n’avais rien d’autre à faire que de me glisser dans l’univers si lumineux et soyeux de Colin, de son fantasque ami Chick, du flegmatique cuisinier Nicolas dont la recette de l’andouillon est restée célèbre (« Prenez un andouillon que vous écorcherez malgré ses cris »), d’une drôle de petite souris, et de Chloé porteuse d’un nénuphar qui finira par la dévorer. Et maintenant ? J’ai eu un peu de mal au début avec tous ces jeux verbaux, ces pirouettes, et même ce dialogue qui me semblait si vif autrefois. Puis tout doucement, je me suis retrouvé de l’autre côté du miroir dans la tête d’un brillant jeune homme de 26 ans du nom de Boris Vian, qui savait tout faire : jouer de la trompinette comme préparer d’étranges cocktails, lire Sartre ou savourer la musique de son cher Duke Ellington, et cela tout juste avant de mourir d’un arrêt cardiaque, dans une salle de cinéma, à 39 ans. On sent donc qu’il y a de grandes affinités entre Boris Vian et Colin, le personnage principal de son roman fétiche qu’aimait tant Queneau. Mais la grande force de Vian est d’avoir placé au cœur de cet univers si artificiel (Colin aime bien les gadgets et les contrepèteries), cette poignante histoire d’amour, et plus gravement la mort. L’amour, la mort, les ingrédients qui permettent d’écrire des œuvres classiques ou des navets. On peut sortir de ce duel avec le style, ruisselant de gloire, ou sous les quolibets du lecteur exigeant. Ces livres permettent aussi de traverser le temps car si tout change au fil des jours nous nous retrouverons toujours en eux, tant qu’on voudra raconter les aventures des humains face à ces indémodables repères. Aujourd’hui me voilà à Paris, dans cette ville où sont nés tant de personnages de romans que j’ai si souvent croisés. C’est un Paris vivant, coloré, épicé, grouillant de gens aux histoires surprenantes, des gens qui viennent de partout. C’est un Paris de bourlingueurs, souvent debout à attendre la soupe populaire en causant sous ma fenêtre. Il y a bien sûr les cafés qui s’agglutinent près de la gare, prêts à recevoir les voyageurs assoiffés, et les promeneurs qui traversent le joli petit parc qui débouche sur le canal Saint-Martin, le long duquel des centaines d’étudiants viennent s’asseoir attirés par son eau verte. Au cœur de ce mouvement incessant j’ai ma petite routine. Je me lève tôt pour écrire car je lis surtout l’après-midi, avant et après la sieste. Ma sieste est brève car je me nourris surtout de fruits et de légumes, ce qui me garde plutôt alerte. Je vais parfois au cinéma, rarement au théâtre, mais je fréquente les librairies, simplement pour le plaisir d’être dans cet endroit particulier où je croise ceux avec qui je partage cette passion pour le papier et l’encre. Je dois dire que je n’ai jamais lu un livre électronique. Je crois que c’est le livre en papier qui est moderne, et non l’autre. Il est plus vivant, plus facile à ouvrir, et on peut griffonner nos commentaires dans ses marges ou y laisser une fleur qui deviendra bien sèche avec le temps, ce qui nous fera prendre conscience de cette notion du temps qui est la préoccupation majeure de tout récit. Il m’arrive d’aller au cinéma, mais depuis quelque temps je vais à l’opéra car je suis membre d’un jury de musique. Comment se fait-il que je sois membre d’un jury d’opéra alors que je n’ai aucune connaissance particulière dans cet art? J’avais bien expliqué mon ignorance de l’opéra mais cela n’a suscité aucun remous. Peut-être qu’on croie que ce n’est que coquetterie de ma part de faire semblant d’ignorer ce que beaucoup font semblant de savoir. Moi qui pensais détester cet art qui me semblait de loin poussiéreux et raide aux entournures, je développe un goût certain pour lui d’autant qu’il est total. Pour me rendre à l’Académie, je traverse le joli pont des Arts où j’aurai une exposition à partir du 5 avril prochain pour retrouver mes camarades de l’Académie pour une séance du dictionnaire. C’est la raison de ma présence dans cette ville. Et toute cette vie est possible parce que j’ai appris à lire à Petit-Goâve il y a plus de soixante-cinq ans. C’est de là qu’est venue la goutte d’encre ou de café qui s’est déversée dans tant de capitales.

Dany Laferrière L’art de relire lu 31 mars dernier à l’émission Dessine-moi un matin de Radio-Canada

Une pièce musicale de Duke Ellington et John Coltrane – In A Sentimental Mood