La légende de Sethos

sethos

L’histoire de Sethos, fils d’un batelier du Nil et, plus tard, ministre du roi Mykerinos, nous est très connue. Elle nous est contée tout au long par une fresque brune qui se déroule autour des murailles de son tombeau.

Le père de Sethos dirigeait, tout le jour, une barque qui transportait le long du Nil de lourdes pierres de granit, les charges de blé et les jarres pleines d’huile de palme. Deux bœufs patauds tiraient la barque sur la rive.

Sethos jouait tout le jour entre le ciel bleu et l’eau claire. Il cueillait les lotus que la barque frôlait ; ou bien il jetait des pierres aux crocodiles qui dormaient et, comme des troncs d’arbres rugueux, se laissaient aller à la dérive.

Parfois Sethos s’ennuyait, parce qu’il voyait toujours les mêmes rives plates et que le bruit de l’eau lui semblait monotone. Mais un jour, tandis qu’il dormait, son père posa entre ses bras une bête au corps velu.

C’était un petit lion dont les chasseurs avaient tué la mère. En passant ils avaient donné le lionceau au batelier. Sethos l’appela Aken, obtint qu’on le nourrit avec du lait, et bientôt ils devinrent deux grands amis. Quand Sethos dormait, Aken veillait gravement sur lui et passait longuement sa langue rugueuse sur les petites mains croisées.

Malheureusement Aken grandit. Il aimait toujours Sethos, qui ne craignait ni ses griffes puissantes, ni sa gueule énorme. Mais Aken était violent. Quand il descendant sur la rive, il terrassait parfois les chiens des villageois et, un jour, il égorgea un âne qu’il avait surpris au coin d’un champ.

Il fut décidé qu’on le tuerait. Sethos pleura beaucoup en serrant entre ses petits bras la tête rugueuse de son ami. Aken immobile et pensif semblait comprendre qu’un danger le menaçait, et il regardait mélancoliquement la ligne jaune du vaste désert que ses yeux ne devaient plus revoir.

La barque s’était arrêtée dans une anse, à l’ombre des hauts papyrus. Sethos, lui aussi, regardait le désert.

« Aken, dit-il, sauve-toi. Comprends-tu? Comprends-tu ? Tu es maintenant trop fort et trop sauvage. Mon père t’aime bien, mais il sera puni à cause de tes méfaits. Oublie ton ami Sethos. Sauve-toi. Retourne au désert, où tu ne craindras plus les hommes.

Aken se leva, bâilla, fronça son mufle, regarda Sethos qui lui causait tendrement. Puis, en quelques bonds, il s’enfonça entre les collines. La nuit suivante, l’enfant entendit vibrer dans l’air des rugissements lointains : le lion célébrait sa délivrance.

Les jours passèrent.

Sethos, d’abord triste, finit par oublier son ami lion. Il était plus fort maintenant, et il aidait son père à ranger les marchandises du bateau ou à aiguillonner les bœufs indolents. La vie coulait, monotone, sous le même ciel bleu, sur les mêmes eaux tranquilles.

Vint le temps où le père de Sethos dut payer les impôts au roi Mykerinos. Or, les Égyptiens ne connaissaient pas l’argent. Ils donnaient aux intendants du roi le blé de leurs champs, l’huile de leurs celliers ou le travail de leurs bras.

Mykerinos construisait l’immense pyramide qui porte son nom. Toute une armée de travailleurs taillait dans les montagnes les blocs de granit, les charriait par les chemins, les amenait par les bateaux du Nil, les hissait, d’assises en assises, toujours plus haut. Les hommes haletaient sous le soleil éclatant, mais la volonté du maître et les coups de bâton les redressaient.

Le père de Sethos, pendant toute une lune, devait amener des pierres depuis les carrières, jusqu’aux chantiers. Malheureusement un des bœufs mourut. Tout le jour, à côté de celui qui survivait, le batelier tendait ses muscles pour haler la barque. Pourtant elle n’avançait pas vite. La besogne était en retard.

« Homme, dit le chef des ouvriers d’un air dur, achète un autre bœuf. Il faut que le travail de Mykerinos s’achève.

– Je n’ai ni blé, ni huile, ni marchandises pour le payer. Je n’ai pas pu travailler.

– Fais tirer ta femme et ton fils. Si ces pierres ne sont pas amenées au chantier à la date fixée, tu seras emprisonnés. »

Le batelier reprit tristement sa besogne sur le Nil. La prison, c’était, pour sa femme et son enfant, la misère et la fin. Il faudrait vendre la barque et s’en aller mendier par les bourgs sous les risées des gamins et les moqueries des vieilles femmes. Au lieu de dormir, il voulut continuer la nuit son travail. Sous la clarté froide de la lune, au milieu du silence universel, on entendait le grincement du cordage, le pas lent du bœuf et le halètement du batelier. Les pierres s’amoncelaient sur le chantier. Le chef des ouvriers serait satisfait, et l’on pourrait pendant des mois et des mois reprendre la vie heureuse et les lents voyages tranquilles sur le Nil. Mais un jour, sous le soleil plus ardent, le bœuf s’affaissa. En vain on essaya de le relever. Le travail de la nuit l’avait tué comme son camarade.

Désespéré, le batelier s’assis sur la rive. La nuit était froide et claire. Un sphinx gigantesque allongeait jusqu’au Nil son ombre énigmatique. Seul, tandis que sa femme et Sethos dormaient, l’homme fixait sur sa barque ses yeux désespérés. Elle était maintenant immobile pour toujours et, dans quelques jours, le chef des ouvriers viendrait réclamer son dû.

La prison l’attendait. Plus de nuits lumineuses et de journées éclatantes. Plus de vie libre et joyeuse, mais les murs froids d’un cachot, et la misère quand il sortirait. Le batelier pleura de longues heures.

Le jour vint. Sethos éveillé regardait avec de grands yeux étonnés le bœuf étendu, son père assis d’un air morne, et la barque immobile sur le bord du Nil. Puis il comprit à son tour, et comme son père il pleura.

Il essaya bien de joindre ses forces à celles de son père, mais la barque avançait à peine, et il aurait fallu des jours et des jours pour achever la tâche commandée.

Les villageois plaignirent les infortunés, mais la tyrannie de Mykerinos les opprimait eux aussi, et ils n’avaient pas trop de toutes leurs ressources pour satisfaire ses intendants.

Le jour passa. Une nouvelle nuit survint. Le batelier, résigné à son sort, restait assis sans bouger sur la rive du fleuve. Il regardait au loin la silhouette de la gigantesque pyramide sortir des brouillards du matin ou s’enfoncer dans la brume du soir, et il lui semblait que tout le poids de ses pierres pesait sur ses épaules.

Sethos dormait à ses pieds, brisé de tristesse et de fatigue et, comme toutes les nuits, la lune ronde montait au-dessus des collines.

Soudain un rugissement violent déchira l’air, si soudain et si proche que le pauvre homme, sa femme et son fils, réveillés en sursaut, eurent la sensation qu’ils ne pouvaient plus échapper et que le lion était sur eux.

Et ils restaient immobiles, serrés les uns contre les autres, glacés d’épouvante et les yeux grands ouverts.

Un bâillement rauque troubla le silence à nouveau. Une forme noire bondit. Sethos ferma les yeux… et il sentit un mufle humide qui caressait sa poitrine, une langue chaude et rugueuse qui cherchait ses mains.

« Aken ! Aken ! » cria-t-il.

La minute d’après il pleurait dans la crinière du lion accroupi près de lui, et il lui racontait ses misères, la mort des boeufs et les menaces du chef des ouvriers.

« Si tu voulais, disait-il,… si tu voulais… Tu es fort, Aken, plus fort que dix boeufs. Tu pourrais tirer notre barque pendant quelques jours, et tu retournerais au désert après avoir sauvé ton ami Sethos. Sans doute ce n’est pas le métier d’un lion de traîner une barque avec licol au cou. Mais tu la traîneras la nuit, et je serai si heureux ! »

Sans doute Aken comprenait, car il regardait Sethos avec de larges yeux bienveillants.

Il le suivit docilement quand il s’approcha de la rive du fleuve, docilement il se laissa passer au cou le cordage tressé.

Le lendemain matin, plein d’étonnement et d’épouvante, le chef des ouvriers vit arriver sur le bord du chantier un lion qui halait gravement une barque sur le Nil, et, parmi les pierres de granit, Sethos qui dansait de joie en chantant les louanges d’Aken.

Ce fut là le commencement de la fortune de Sethos, qui plus tard prit le nom de Touthemès Salen ou « le fils du lion ».

MORNET – Janvier 1907

Une pièce musicale de Nuria Rovira Salat et les Musiciens du Nil