Taoïsme fengliu

Shitao est donc l’auteur d’un livre sur la peinture chinoise intitulé Traité sur la Peinture du Moine Citrouille Amère, qui est considéré comme le meilleur ouvrage chinois sur le sujet. Le traité de Shitao est concis, on y sent diffuse, bien que non manifeste, l’influence philosophique du bouddhisme chan.

« Si l’Un n’est pas clairement saisi, la multiplicité des êtres fait écran.

Si l’Un est totalement saisi, la multiplicité des êtres révèle son ordre harmonieux.

Le principe de la peinture et la technique du pinceau ne sont rien d’autre que la substance intérieure de l’Univers d’une part, et d’autre part sa parure extérieure. »

On est là tout près des conceptions du premier chan, qu’on appelait alors l’école de l’esprit, de celles exprimées dans le Sûtra de la Plate-forme de Huineng, le sixième patriarche du chan, du Sûtra du Diamant Coupeur : lorsque l’esprit ne s’arrête nulle part, alors apparaît le véritable esprit, lorsque l’illusion d’objet cesse, c’est la lumière de l’ainsité. On songe à Wangwei, bouddhiste chan et premier auteur d’un traité sur la peinture lettrée. On trouve chez les deux hommes cette tension créée par une vocation qui s’accomplit de fait dans une vie laïque fortement marquée par la créativité poétique. Des Tang aux Qing, le même idéal de simplicité érémitique, d’authenticité, de coïncidence avec les êtres, celui d’un retour au naturel qui s’exprime par la métaphore « aller avec le vent ».

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La recherche de Shitao, cependant, comme il en fut pour nombre de ses contemporains de la période du début des Qing, doit l’intensité de son sentiment d’urgence aux bouleversements du monde connu. Ainsi que chez Van Gogh, on sent dans sa peinture, sans doute du fait d’une fracture intérieure, une sensibilité extrême aux souffles animant les silencieux, arbres ou bambous, nuages et rochers. Cette sensibilité aux frontières de l’aliénation mentale, cependant, permet à l’artiste de peindre l’expression invisible du tao en toutes choses. La nature, ainsi, est rendue dans sa vibration, dans son mouvement autocréatif qui est aussi lumière, lumière intériorisée de l’artiste en même temps que lumière du ciel.

Ce souffle qui anime toutes choses, l’artiste l’exprime parce qu’il le vit en son for intérieur. Il le connaît d’une vision intériorisée, qui plonge jusqu’à un niveau chaotique, celui où, avant d’être réifiées, les choses – les silencieux, les dix mille êtres – sont encore dans leur mutation intérieure, pleines d’une dynamique primordiale. Ce niveau du réel, en réalité, est celui où les choses ne sont pas encore des choses, mais des transformations, des mutations de l’Un primordial en train de se différencier. A ce stade, le connaître fait retour à l’être, seul l’acte créatif peut dire.

Né à Paris, en 1949, Antoine Marcel quitte la Sorbonne pour effectuer de longs séjours en Afrique, aux États-Unis et au Moyen-Orient, avec une prédilection pour l’Asie, et particulièrement pour la Chine, où il séjourne régulièrement. Retiré quelque part dans les causses, au Sud de la France, à la façon des ermites-lettrés de la Chine ancienne, il consacre désormais son temps à l’étude, à l’écriture, à la méditation zen et à la marche. Auteur de Carnet chinois et Traité de la cabane solitaire. Il est aussi pépiniériste, créateur de bonsaï et de jardins d’influence extrême-orientale (en 2002). – Ancien scaphandrier.

Antoine Marcel dans Le taoïsme fengliu : Une voie de liberté spirituelle en Extrême-Orient

Une pièce musicale de Stephen Thomas Bashaw – The Way of Tao