
Un roi, puissant et sage à la fois, gouvernait jadis la ville de Wirani. Ses sujets le craignaient pour sa puissance et l’aimait pour sa sagesse. Au cœur de cette ville, il y avait un puits dont l’eau était fraîche et cristalline. Tous les habitants de la ville en buvaient, même le roi et ses courtisans; car il n’y avait pas là d’autre puits. Une nuit, alors que tout le monde dormait, une sorcière pénétra dans la ville et laissa tomber dans le puits sept gouttes d’un liquide étrange en disant : « Tous ceux qui, à présent, boiront de ce puits deviendront fou. » Le lendemain, tous les habitants de la ville, excepté le roi et son chambellan, burent de cette eau et devinrent fous, comme la sorcière l’avait prédit. Et tout le long de ce jour-là, les habitants de la ville cheminaient dans les rues étroites et sur les places de marché en chuchotant les uns aux autres : « Le roi est fou. Notre roi et son chambellan ont perdu la raison; nous refusons d’être gouvernés par un roi fou. Il faut le détrôner. » Ce soir-là, le roi fit remplir un gobelet doré de l’eau du puits. Et quand on le lui présenta, il y but longuement et le donna à son chambellan qui fit de même. Grande fut la réjouissance du peuple dans la ville lointaine de Wirani : le roi et son chambellan avaient, en effet, recouvré la raison.
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Les somnambules
Dans la ville ou je naquis, vivaient une femme et sa fille qui étaient toutes deux somnambules.
Une nuit, alors qu’un silence enveloppait le monde, la mère et sa fille- encore endormies – se rencontrèrent en marchant dans le jardin, voilé par la brume.
Et la mère parla et dit : « Enfin, enfin, mon ennemie ! Toi par qui ma jeunesse fut détruite, tu as érigé ta vie sur les ruines de la mienne ! Ah ! si seulement je pouvais te tuer ! »
Et la fille parla et dit : « Femme exécrable, vieille et égoïste, tu te tiens entre moi et mon plus libre moi ! Toi qui voudrais faire de ma vie un écho de ta propre vie flétrie ! Que n’es-tu morte ! »
À ce moment-là, un coq chanta; les deux femmes se réveillèrent. La mère dit aimablement : « Est-ce toi, ma chérie ? » Et la fille de répondre aimablement: « Oui ! Ma chère. »
Gibran Khalil Gibran (1883-1931) était un poète libanais d’expression arabe et anglaise et un peintre. Des poèmes et des méditations qui ont une grande résonance tant en Orient qu’en Occident. L’amour, le mariage, les enfants, l’amitié : voilà des mots qui, lorsque nous nous laissons emporter par le quotidien, perdent leur signification profonde. Entre poésie et philosophie, l’auteur du Prophète les fait redécouvrir. Il livre un message d’espoir et de joie et nous indique le chemin pour y parvenir : la connaissance de soi.
Khalil Gibran dans Le fou
Une pièce musicale de Rabih Abou-Khalil ربيع أبو خليل – The Lewinsky March
