Ma mère

Je veille […] ma mère foudroyée par une crise cardiaque. Aucune consolation dans les mots des uns et des autres. Aucune consolation dans les lettres amicales, ni dans l’évocation des souvenirs. Aucune dans les prières du magnifique rite oriental gréco-melkite prononcé à l’église Saint-Julien -le-Pauvre. Heureusement il y a un baume. Ce sont les dernières lignes du premier tome du Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien de Vladimir Jankelévitch dont je lui parlais quelques heures avant sa mort:  » C’est l’heure: Hora! tout à l’heure, il sera trop tard, car cette heure-là ne dure qu’un instant. Ne perdez pas votre chance unique dans toute l’éternité, ne manquez pas votre unique matinée de printemps. » La seule leçon que nous donnent les morts, c’est de nous hâter de vivre.de vivre plus, de vivre avidement. De s’échiner à un surplus de vie. De tout rafler. De bénir tout instant. Et d’offrir ce surcroît de vie à eux, les disparus, qui flottent dans le néant, alors que la lumière du soir transperce les feuillages.

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Les hommes ont jeté sur le monde un linceul auquel ils ont donné le nom d’écran.

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Pas un seul visiteur du matin ne regarde la ville autrement qu’à travers son appareil. La vie est un Photomaton. La mémoire des hommes serait-elle devenue à ce point défaillante qu’il faille archiver chaque instant ? Ainsi des voyages modernes: on traverse le monde pour prendre une photo. Il n’y aura plus de récits de voyage, seulement des cartes postales.

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Qu’a fait de mal le monde pour qu’on tire des écrans sur lui ? Seuls les enfants, les vieillards et les oiseaux regardent la vue de leurs pleins yeux. Ce sont les derniers êtres à qui il restera des souvenirs. 

Sylvain Tesson dans Une très légère oscillation

Une pièce musicale de Mozart: Requiem – Lacrimosa