Les vagues

Pourtant, la vie est supportable, la vie a de bons moments. Lundi est escorté par mardi, puis mercredi leur succède. L’esprit s’élargit d’année en année comme le tronc d’un chêne; le sentiment du moi se fortifie ; la douleur même se fond dans la sensation de cette continuelle croissance. Les soupapes de l’esprit s’ouvrent et se ferment sans cesse avec une précision musicale de plus en plus parfaite; la hâte fébrile de la jeunesse trouve son emploi, et tout l’être semble manœuvrer avec la perfection d’un mécanisme d’horloge. Avec quelle rapidité le flot nous porte de janvier à décembre. Nous sommes entrainés par le torrent des choses; et ses choses nous sont devenues si familières que nous n’apercevons pas leur ombre. Nous flottons sur la surface du fleuve

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J’ai peur du choc de la sensation qui bondit sur moi parce que je ne peux pas la traiter comme vous le faites – je ne peux pas fondre l’instant dans l’instant qui suit. Pour moi ils sont tous violents, tous distincts.

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 Je n’ai pas de but en vue. Je ne sais pas relier les minutes aux minutes et les heures aux heures, les dissoudre par une force naturelle pour composer la masse pleine et indivisible que vous appelez la vie.

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Il m’arrive parfois de penser (à moi, qui n’ai pas encore vingt ans), que je ne suis pas une femme ; que je suis le rayon de soleil qui éclaire cette barrière, ce coin de sol. Il m’arrive parfois de penser que je suis les saisons, le mois de janvier, le mois de mai, le mois de novembre : que je fais partie de la boue, du brouillard et de l’aube.

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C’est bizarre que nous, qui sommes capable de tant souffrir, puissions infliger aux gens tant de souffrances.

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Je ne crois pas à la valeur des existences séparées. Aucun de nous n’est complet en lui seul.

 

Virginia Woolf dans Les vagues

Une pièce musicale de Claude Debussy – La Mer – 02 – Play of the Waves (Jeux de vagues)