
Mais au total, je suis redevable à la cécité de m’avoir forcé au corps à corps avec mes semblables, et d’avoir fait de lui, bien plus souvent un échange de force et de joie qu’un chagrin. Les chagrins que j’ai eus, presque toujours je les ai eus dans la solitude.
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La joie ne vient pas du dehors. Elle est en nous quoi qu’il arrive. La lumière ne vient pas du dehors. Elle est en nous même sans les yeux
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C’est alors qu’un instinct m’a fait changer de direction. Je me suis mis à regarder de plus près. Non pas plus près des choses mais plus près de moi. A regarder de l’intérieur, vers l’intérieur, au lieu de m’obstiner à suivre le mouvement de la vie physique vers le dehors. Cessant de mendier aux passants le soleil, je me retournais d’un coup et je le vis de nouveau : il éclatait là, dans ma tête, dans ma poitrine, paisible, fidèle. Il avait gardé intact sa flamme joyeuse : montant de moi, sa chaleur venait battre contre mon front. Je le reconnus soudain, amusé, je le cherchais au dehors quand il m’attendait chez moi.
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La seule façon d’obtenir une guérison complète de la cécité – j’entends une guérison sociale – est de ne jamais la traiter comme une différence, une cause de séparation, une infirmité, mais de la considérer comme un obstacle passager, une particularité sans doute, ami provisoire et qu’on va résoudre aujourd’hui ou plus tard, demain. La grande cure consiste à plonger à nouveau – et sans tarder – dans la vie réelle, la vie difficile, donc ici dans la vie des autres.
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Je savais bien qu’il suffisait d’enlever à un homme un souvenir par ci, une association réflexe par là, de lui enlever la vue ou l’ouïe, pour qu’aussitôt le monde se transforme, pour qu’un autre monde, entièrement différent, entièrement cohérent, naisse. Un autre monde ? Non ! Le même plutôt, mais aperçu d’un autre angle, compté avec des mesures toutes neuves.
Jacques Lusseyran (1924-1971) était un résistant français. Devenu complètement aveugle à l’âge de huit ans, il poursuivit néanmoins sa scolarité dans des écoles « normales » et mena des études de philosophie et littérature. En 1941, il co-fonde un groupe de résistance, Défense de la France, qui publie un journal clandestin éponyme, qui à la libération deviendra France-Soir.
Jacques Lusseyran dans Et la lumière fut
Une pièce musicale de Jay Varton – Inside Light
