Longtemps j’ai…

Longtemps, j’ai erré dans une forêt obscure. J’étais presque seul. Peu de voisins, pas d’amis. Pour ainsi dire pas de parents.

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Je réfléchissais. Je parlais de plus en plus vite. Les mots m’amusaient. Le monde était beau. Et il y avait autre chose à découvrir que ma forêt primordiale et les arbres où je grimpais. Nous marchions.

Longtemps je m’étais déplacé de bas en haut et de haut en pas. Maintenant je marchais droit devant moi, la tête haute, impatient et curieux. Le soleil n’en finissait pas de se lever devant nous. Je découvrais avec ahurissement, avec admiration un monde nouveau dont je n’avais aucune idée : des peuples, des langues, des villes, des religions, des philosophes et des rois.

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Tantôt homme, tantôt femme, je suis, vous l’avez déjà deviné, je suis l’espèce humaine et son histoire dans le temps. Ma voix n’est pas ma voix, c’est la voix de chacun, la voix des milliers, des millions, des milliards de créatures qui, par un miracle sans nom, sont passés par cette vie. Je suis partout. Et je ne peux pas être partout. Je vole d’époque en époque.

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Je n’en finis pas d’alterner le bien et le mal – ou ce qui vous apparait à vous, pauvres de vous, comme le bien et le mal. Je n’en finis jamais d’enchaîner ce que vous appelez mes « grandes dates » et les incidents les plus minuscules de votre vie quotidienne qui relèvent aussi de moi. Je monte jusqu’aux étoiles, je descends jusqu’au ruisseau. Je passe des triomphes, des catastrophes, de tous les bouleversements, de la naissance et de la ruine des civilisations à vos problèmes de santé ou d’argent – qui vous occupent, je peux le comprendre, beaucoup plus que la fin de Troie ou la chute de l’Empire d’Occident – et à vos chagrins d’amour.

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Partout, l’amour est à l’œuvre pour permettre à mon règne de n’avoir pas de fin.

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Je suis le temps. Et je suis vous. Au-dessus du temps et au-dessus de vous, au-dessus de l’univers et au-dessus de moi, y-a-t-il quelque chose d’autre ?

Rien peut-être ? Ou seul Dieu peut-être ?

Jean d’Ormesson 1925-2017 était un écrivain, journaliste et philosophe français. Il n’y a qu’un seul roman – et nous en sommes à la fois les auteurs et les personnages : l’Histoire.

Jean d’Ormesson dans Et moi, je vis toujours

Une pièce musicale de Andre Gagnon – Les Jours Tranquilles