Un sage est sans idée

Un sage, poserons-nous d’emblée, est sans idée.

« Sans idée » signifie qu’il se garde de mettre une idée en avant des autres – au détriment des autres : il n’est pas d’idée qu’il mette en tête, posée en principe, servant de fondement ou simplement de début, à partir de quoi pourrait se déduire ou, du moins, se déployer sa pensée. Principe, arché : à la fois ce qui commence et ce qui commande, ce par quoi la pensée peut débuter. Lui posé, le reste suit. Mais, justement, c’est là le piège, le sage craint cette direction aussitôt prise et l’hégémonie qu’elle instaure. Car l’idée à peine avancée a fait refluer les autres, quitte ensuite à se les associer, ou plutôt elle les a déjà jugulées en sous-main. Le sage craint ce pouvoir ordonnateur du premier. Ainsi, ces « idées », veillera-t-il à les garder sur le même plan – et c’est là sa sagesse : à les tenir également possibles, également accessibles, sans qu’aucune, en passant devant, ne vienne cacher l’autre, ne fasse ombrage à l’autre, bref sans qu’aucune soit privilégiée.

« Sans idée » signifie que le sage n’est en possession d’aucune, prisonnier d’aucune. Soyons plus rigoureux, littéral : il n’en met en avant aucune. Mais, cela même, pourra-t-on l’éviter ? Comment pourrions-nous penser sans rien avancer ? Et pourtant, dès que nous commençons d’avancer une idée, nous dit la sagesse, c’est tout le réel (ou tout le pensable) qui, d’un coup, s’est reculé ; ou plutôt, le voilà perdu en arrière, il faudra tant d’effort et de médiation, désormais, pour s’en rapprocher. Cette première idée avancée a rompu le fond d’évidence qui nous entourait ; en pointant d’un côté, celui-ci plutôt qu’un autre, elle nous a fait basculer dans l’arbitraire.

François Jullien (1951- ) est un philosophe et sinologue français.

François Jullien dans Un sage est sans idée

Une pièce musicale Eddy Louiss – Bernard Lubat – Luigi Trussardi – Maurice Vander – Toulouse « Jazz » (Nougaro)

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