
Souvent, je me suis demandé de quelle manière telle rencontre, telle lecture, telle conversation avaient pu agir sur ma propre vie. J’ai alors pensé à ceux qui avaient été là lorsque mon chemin se perdait dans les sables. À ceux qui, au détour d’une conversation, m’avaient soufflé le conseil qui redonnerait toute la lumière dont mes pas avaient besoin. Et je me suis dit que c’était une gymnastique intellectuelle qu’il faudrait que je m’applique le plus souvent possible, de déterminer qui m’avait aidée, qui m’avait entendue et si j’avais su leur dire merci, leur être reconnaissante, leur manifester ma gratitude.
«; Que dois-je aux autres ? » pose la question de la générosité, autant dire de mon aptitude à recevoir avec grâce ou grandeur d’âme ce qui m’est offert, et à reconnaître la dette à son poids exact. N’est-ce pas là que la générosité peut trouver toute son essence ? Bien plus que donner, n’est-ce pas accepter de recevoir ? Accepter d’assumer sa propre faiblesse et, dès lors, faire que l’âme reste fidèlement redevable ?
Est-ce facile ? Curieusement, cette générosité semble plus douloureuse que celle du don. À la reconnaissance, je préfère le déni : «; Ah bon ? C’est toi qui as eu cette idée ? », «; Ah bon, sans ton aide, je ne serais pas parvenue à réaliser mon projet ? »
Mais pourquoi est-ce que je déteste à ce point devoir quelque chose à quelqu’un, même si c’est un ami ? Est-ce parce que j’ai alors le sentiment, en acceptant son cadeau, de me mettre en position d’infériorité, d’être à sa merci ? «; Merci », n’est-ce pas ce qu’on apprend à dire à l’enfant qui accepte un bonbon ? Est-ce que j’estime que le cadeau qu’autrui me fait lui donne un pouvoir sur moi au point de me sentir aussitôt obligée au mieux de lui rendre son cadeau pour être quitte, au pire de nier son existence pour ne lui concéder aucune part de ma réussite ?
Cette notion de dette liberticide, peu de cultures l’ont poussée au rouge comme la civilisation japonaise. J’ai souvenir d’une nouvelle de Yukio Mishima, «; La mort en été », construite sur ce thème. Il y est question de deux enfants qui avaient échappé à la surveillance de leurs parents, l’été, sur une plage. Ils se noyaient sous le regard d’une famille qui ne répondait pas à leurs signes de détresse ni à leurs appels au secours. Mishima explique ce que nous estimons monstrueux : rien n’aurait été plus inconvenant, au regard du système de valeurs et de politesse des Japonais, que d’obliger quelqu’un à ce point, en lui faisant un cadeau qu’il ne pourrait jamais rendre. En effet, comment s’acquitter de la vie de ses propres enfants ?
*
C’est en braquant la lumière sur les ombres qu’on les chasse.
Christiane Rancé dans En pleine lumière : Carnets spirituels
Une pièce musicale de Estas Tonne – The Song of the Golden Dragon

Une réflexion au sujet de « Redevable »